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© Passant n°20 [juin 1998 - juillet 1998]
par Renaud Van Ruymbeke
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Pour un espace judiciaire européen


En avril 1997, Renaud Van Ruymbeke, conseiller auprès de la Cour d'Appel de Rennes, prenait la parole devant le Parlement Européen pour demander aux députés de créer un espace judiciaire européen au sein duquel les juges pourraient, enfin, lutter efficacement contre les organisations criminelles internationales, trafiquants en tout genre, véritables cancers de notre monde sous les pieds desquels nos démocraties ont tiré le tapis rouge de l'impunité. Voici donc le texte intégral de cette intervention qui, même si elle date de plus d'un an, est toujours d'une actualité brûlante. Dans le courrier qu'il a adressé au Passant Ordinaire en mai dernier, Renaud Van Ruymbeke termine par ces mots : ìDepuis, le problème de la criminalité organisée n'a fait que se développer...î



En préambule, voici l'appel de Genève (octobre 1996) destiné à alerter les citoyens sur les difficultés que rencontre la justice des pays européens dans la lutte contre la grande délinquance internationale.



APPEL DE GENEVE



Sept magistrats, venus de Belgique, d'Espagne, de France, d'Italie et de Suisse, lancent un appel pour souligner les difficultés que rencontre la justice des pays européens dans la lutte contre la corruption et la grande délinquance financière transnationale.



Que se passe-t-il ? Il se fait que les Etats nationaux ont abandonné une grande partie de leurs pouvoirs d'intervention en faveur d'un espace de libre circulation économique mais que, par un curieux paradoxe, dans le même temps ils sont devenus plus jaloux de leurs prérogatives judiciaires. Chaque Etat oppose ainsi aux demandes d'entraide judiciaire ses propres lois, ses propres procédures, sa propre organisation judiciaire.



ìPour avoir une chance de lutter contre une criminalité qui profite largement des réglementations en vigueur dans les différents pays européens, il est urgent d'abolir les protectionnismes dépassés en matière policière et judiciaire. Il devient nécessaire d'instaurer un véritable espace judiciaire européen au sein duquel les magistrats pourront, sans entraves autres que celles de l'Etat de droit, rechercher et échanger les informations utiles aux enquêtes en coursî proclament les signataires de l'appel.



Ceux-ci souhaitent, ìau nom de l'égalité de tous les citoyens devant la loi, la signature de conventions internationales entre pays européens :



- garantissant la levée du secret bancaire lors des demandes d'entraide internationales en matière pénale émanant des autorités judiciaires des différents pays signataires, là où ce secret pourrait encore être invoqué ;



- permettant à tout juge européen de s'adresser directement à tout autre juge européen ;



_ prévoyant la transmission immédiate et directe du résultat des investigations demandées par commissions rogatoires internationales, nonobstant tout recours interne au sein de l'Etat requis;



- incluant le renforcement de l'assistance mutuelle administrative en matière fiscale.î



POUR UN ESPACE JUDICIAIRE EUROPEEN



Les causes de ces difficultés



M. Colombo, fer de lance de l'opération Mani pulite, vous a expliqué que même en Italie, où pourtant les procureurs ont fait preuve de leur indépendance contrairement à leurs homologues français, les enquêtes piétinent dès lors que l'argent a emprunté des circuits internationaux. De Bruxelles à Milan, de Madrid à Paris, le constat est le même. Quel échec !



Comment en est-on arrivé là ?



L'Europe est d'abord une mosaïque de nations. Si les frontières physiques, économiques et financières sont tombées, les frontières judiciaires, elles, subsistent.



Ainsi ai-je pu personnellement constater qu'il est quasiment impossible d'indentifier des opérations bancaires effectuées sur des comptes ouverts à Londres, de connaître les réels porteurs de parts d'une société ayant un siège fictif en Irlande et de demander l'extradition d'un trafiquant de drogue réfugié au Portugal. Loin de déroger à cette règle tacite de l'obstruction systématique faites à la justice, la France a elle aussi délibérément tardé durant plus d'un an à transmettre des documents aux autorités belges dans une affaire de corruption.



Tous les arguments sont bons pour s'opposer à la création d'un espace judiciaire européen, au nom de la souveraineté nationale. Or, les Etats nationaux ont abandonné une grande partie de leurs pouvoirs d'intervention en faveur d'un espace de libre circulation économique. Par un curieux paradoxe, dans le même temps ils sont devenus d'autant plus jaloux de leurs prérogatives judiciaires. Chaque Etat oppose aux demandes d'entraide judiciaire ses propres lois, ses propres procédures, sa propre organisation judiciaire.



Ce nationalisme se retourne contre ses partisans, les Etats devant faire face aux nouvelles menaces liées à la mondialisation des échanges, à la libre circulation des capitaux, au capitalisme triomphant de notre fin de siècle.



L'argent de la drogue a ouvert la voie il y a vingt ans. La puissance de la mafia italienne aurait dû nous alerter. Aujourd'hui, l'argent collecté par les organisations criminelles qui se développent à une vitesse fulgurante dans les pays de l'Est est recyclé dans nos économies occidentales sans que nous ayons les moyens de le détecter.



Le Financial Times a récemment révélé que le chiffre d'affaires annuel des organisations criminelles qui attaquent la substance même des Etats, atteint désormais le chiffre record de 1 000 milliards de dollars.



Afin d'endiguer ce déferlement, les Etats ne doivent plus rester calfeutrés derrière leurs frontières. Les solutions sont simples.



D'abord, il est nécessaire de créer un espace judiciaire européen au sein duquel les juges s'adresseront directement, sans aucune entrave, d'une part les demandes d'investigation internationales, d'autre part les résultats de ces investigations.



Ensuite, certains Etats comme la Suisse ou le Luxembourg, permettent aux banques et aux titulaires des comptes de contester la régularité des demandes d'investigation internationales devant les autorités judiciaires de leurs pays. Ceux-ci ne manquent jamais l'occasion d'exercer ainsi des recours, à des fins purement dilatoires, leur permettant de gagner entre un an et dix-huit mois et de paralyser les enquêtes. Il faut supprimer ces recours.



Enfin, il faut uniformiser les législations pénales des différents Etats de l'Union.



Au-delà des raisons institutionnelles, il existe un problème si criant que personne n'ose l'aborder de front. L'Europe abrite en son sein de multiples paradis ìfiscauxî qui assurent dans l'ombre l'anonymat de l'argent sale et le fondent avec l'argent propre. Ils gèrent en bons pères de famille les fortunes colossales des trafiquants dont ils tirent honteusement profit. Le secret bancaire arboré par ces Etats protège les réseaux criminels des regards indiscrets, ceux des juges, bien sûr, mais également ceux de millions de chômeurs et des centaines de millions de citoyens dupés.



Que ces paradis se méfient pourtant des lendemains qui déchantent. La Suisse en fait l'amère expérience après avoir abrité l'or nazi et même, selon les accusations dont elle est l'objet outre-Atlantique, conservé celui de leurs victimes.



La Suisse, paraît-il, a peur. Peur du boycott, peur de l'argent qui pourrait se retirer.



Qu'adviendra-t-il de la Suisse, mais aussi du Luxembourg, qui assurera prochainement la présidence de l'Union, des îles Anglo-Normandes, de l'île de Man, du Rocher de Gibraltar, du Lichtenstein, de Monaco, de l'île franco-hollandaise de Saint-Martin si, demain, le citoyen européen se réveille ? Comment pourront-ils justifier le recyclage systématique de l'argent de la drogue et des jeux, la protection des corrupteurs et corrompus, l'abri donné aux fortunes des dictateurs qui se nourrissent de la misère du monde, la complaisance face aux mafias du Sud, de l'Est ou de l'Extrême-Orient, l'aide apportée aux trafiquants d'armes et d'uranium, le secret garanti aux réseaux terroristes, aux sectes, aux pédophiles, aux trafiquants d'oeuvres d'art, bref à toutes les formes de criminalité internationale ?



Le secret bancaire est certes nécessaire à l'épanouissement du capitalisme producteur de richesses.



Mais il ne doit pas assurer l'impunité de la grande délinquance. Car, alors, le monde ne distinguera plus l'économie blanche et l'économie noire, mais se nourrira d'une immense économie grise où capitaux légaux et illégaux seront mêlés, où les stratégies des multinationales rejoindront dangereusement celles du crime. Les places financières comme le Luxembourg ou la Suisse doivent s'affranchir du secret en matière d'argent sale et le faire clairement savoir. C'est la condition même de leur survie.



Enfin, des entreprises multinationales et des hommes politiques de premier plan ont utilisé, nous le savons maintenant, ces mêmes réseaux. Aussi ne peut-on attendre d'eux qu'ils contribuent à la mise en place d'une véritable coopération internationale dont ils seraient les premières victimes. Ils se protègent et, par la même, deviennent les ultimes remparts des forteresses investies par les organisations criminelles.



En France, une proposition de loi a récemment été votée par l'Assemblée nationale afin d'exonérer d'impôts la partie française de l'île de Saint-Martin, plaque tournante du trafic de drogue. Jusqu'où ira la trahison ?



Face à un tel panorama, doit-on se résigner, baisser les yeux et ne rien entreprendre ? Des voix défaitistes, voire cyniques, murmurent que l'argent s'envolera ailleurs et enrichira Panama, les Bahamas ou Hong-Kong au détriment d'une Europe appauvrie. Ces mêmes voix souhaitent que l'Europe persiste à échafauder des conventions de façade et que l'on abandonne les utopistes à leurs rêves.



A ceux-là, nous disons clairement non. Si rien n'est fait pour enrayer ce cancer, où en sera-t-on demain ? L'Europe ne doit pas être uniquement une zone mercantile. Elle doit aussi être l'Europe de la justice. Que les paradis fiscaux cessent de protéger les organisations criminelles, sous peine de sanctions économiques ! Assez d'hypocrisie ! Que l'Europe montre l'exemple !



Nous avons alerté le citoyen avec l'appel de Genève. Nous continuerons à le faire, même si nos propos sont entendus. Nous ne pouvons que constater notre impuissance. Vous êtes en revanche des hommes politiques, des élus, des législateurs.



Dans moins de trois mois se tiendra à Amsterdam, carrefour européen, la Conférence intergouvernementale pour la modification du Traité. L'Europe y jouera sa crédibilité.



Mais la question de la coopération internationale sera-t-elle seulement à l'ordre du jour de la conférence ? La création d'un espace judiciaire européen sera-t-elle renvoyée aux calendes grecques ? Le citoyen européen devra-t-il attendre un an, cinq ans, dix ans avant que la lutte soit enfin engagée contre les organisations criminelles internationales qui mettent en péril nos démocraties ?



Ce serait gravement méconnaître la vision de l'Europe qu'ont exposée, le 9 mai 1950, Jean Monnet et Robert Schuman : ìil faut changer le cours des événements : pour cela il faut changer l'esprit des hommes. Des paroles n'y suffisent pas. Seule une action immédiate portant sur un point essentiel peut changer la statique actuelle. Il faut une vision profonde, réelle, immédiate et dramatique qui change les choses et fasse entrer dans la réalité les espoirs en lesquels les peuples sont sur le point de ne plus croire.

Renaud Van Ruymbeke

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