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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
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La folie Taliban


Lorsque Sherlock Holmes rencontra pour la première fois le docteur Watson, dans le laboratoire de chimie d’un grand hôpital londonien, au début d’Une étude en rouge, il lui dit à brûle-pourpoint, selon son habitude agaçante : « Vous avez été en Afghanistan, à ce que je vois ! » C’était vrai. Le docteur Watson avait participé à la deuxième guerre d’Afghanistan dans les rangs du 5e régiment de fusiliers de Northumberland en qualité de médecin militaire. L’Afghanistan ne lui procura que déboires et malheurs. Il reçut une balle dans l’épaule qui lui fracassa un os et frôla l’artère sous-clavière. Il n’échappa à une mort cruelle que grâce au sang-froid de son ordonnance. Il fut soigné à l’hôpital de Peshawar (actuel Pakistan) où il contracta la fièvre entérique. Réformé, le docteur Watson regagna l’Angleterre. Dans ses souvenirs, assez succincts, il ne dit pas si, au cours de son périple, il avait vu les statues de Bamiyan, les deux gigantesques bouddhas vieux de quinze siècles, taillés dans une falaise.

Ce qui est probable, c’est que personne ne les verra plus. L’ordre taliban a décidé de les pulvériser. Les miliciens barbus se sont mis à l’œuvre aussitôt, tirant au fusil-mitrailleur, à la roquette, au mortier sur les représentations impies, avant de les faire sauter à la dynamite. Ça n’était pas une mince affaire. Comme ils disent, pour les idoles d’argile ou de bois des musées, « elles étaient faciles à briser, cela n’a pas pris beaucoup de temps », mais pour les bouddhas géants, c’est autre chose : 38 et 55 mètres de haut, respectivement, et de la pierre. Quinze siècles que les statues sont là, qu’elles ont résisté à l’histoire tumultueuse, aux guerres, aux affrontements, aux invasions, aux convoitises : « Nos soldats travaillent dur. Elles tomberont bientôt. » En effet, les Talibans travaillent dur. Ils ne rechignent pas à la tâche. Le 9 janvier 2001, ils attaquaient la ville chiite de Yakawlang, au centre du pays, montés sur des pick-up trucks, véhicules à la mode de l’Ouest américain, vidant leurs Kalachnikov sur les habitants. Puis, quand la ville fut prise, et les villages alentour, ils entreprirent de tuer systématiquement les hommes d’ethnie hazara, descendants lointains des Mongols. Lourde tâche, réalisée avec application, comme il se doit pour de bons « étudiants en religion ». Ils commençaient le matin vers neuf heures et ne s’arrêtaient qu’en fin d’après-midi. Certainement, il y avait la pause pour la prière. Le 17 février, les Talibans prenaient Bamiyan, la ville des bouddhas, qui commande les relations avec le Nord.

Le décret du mollah Omar n’a pas tardé : « les fausses divinités doivent être annihilées, en conséquence l’Emirat islamique d’Afghanistan a chargé le Ministère pour la Promotion de la Vertu et la Lutte contre le Vice et le Ministère de l’Information et de la Culture de détruire toutes les statues. » Le décret venait du chef suprême, un inconnu, un borgne sorti d’on ne sait où, tiré du néant par les services secrets pakistanais et gavé de dollars par les Américains : une créature du général Babar et de la CIA, un homme de foi et de confiance qui n’allait pas mollir.

L’Occident est assez plaisant. Il mène campagne, tambour battant. Et puis il se plaint. Dans les années quatre-vingt, il était seyant de se coiffer du pakol afghan, bonnet en laine de mouton, à la manière des moudjahidin qualifiés de « combattants de la liberté ». Il semble même que le comique Michel Blanc ait prêté son image à la cause : le pakol lui allait si bien ! L’avenir se décidait à front renversé. Les Soviétiques s’embourbaient dans un Vietnam d’Asie centrale et les Occidentaux jouaient sur du velours. Ce n’était plus contre eux qu’étaient dirigées les manifestations et les déclarations tiers-mondistes. Des officines spécialement constituées se dévouaient à la propagande. L’une d’entre elles, intitulée « Solidarité Afghanistan », proposait à la vente des pakols en trois tons, blanc, beige ou marron glacé pour 200 francs. « La mode est au pakol, la mode est à l’Afghanistan. » « Les Afghans se battent seuls contre la première armée du monde : l’Armée Rouge. Pour défendre leur terre, leur liberté, leur honneur, leur famille, leur identité. » Seuls, assurément, les Afghans ne l’étaient pas. Conseillers américains, combattants pakistanais, propagande iranienne, volontaires algériens, argent saoudien, armes de toutes provenances et personnalités européennes en appui arrière. L’URSS perdit sa guerre d’Afghanistan. Le régime « communiste » fut balayé et ses hiérarques pendus à des réverbères sans autre forme de procès. Les opportunistes changèrent de camp à temps, ils se laissèrent pousser la barbe et couvrirent leurs femmes de sacs grillagés. Plus de pakol en Occident, plus de mode afghane. Fini, tout ça. Mais des « Afghans » en Algérie pour trancher la gorge des villageois et promettre l’Emirat islamique et la charia pour tous. Et la lente descente aux enfers de l’Afghanistan, des Afghans et des femmes afghanes.

Restent le mollah Omar, le chef borgne venu de nulle part et ses commandements hallucinants. Les postes de télévision fracassés accrochés à des poteaux, la musique interdite, le chant des oiseaux interdit. Le Moyen-Âge d’un Moyen-Âge comme jamais il n’en fut. L’Emirat islamique. Et les bouddhas de quinze cents ans, patrimoine de l’humanité, métaphore de la culture universelle, détruits avec les armes modernes livrées par l’Occident. Il n’est pas besoin d’être prophète pour annoncer que la folie taliban est grosse d’un génocide.

Mais il se trouve encore des gens hauts placés dans la diplomatie pour prétendre que tout cela arrive parce que l’on n’a pas été assez compréhensifs avec le mollah Omar et ses coreligionnaires. Alors forcément, il n’est pas content. Il se venge comme il peut. Dans le concert des nations, la France ne se distingue guère par un excès de principes. C’est même là le seul principe de ses diplomates. En février, elle recevait avec les honneurs un représentant du régime taliban. Un jour, lointain ou pas, parce que rien n’est éternel, pas même les « étudiants en religion », l’Afghanistan se réveillera de son cauchemar, brisé, meurtri, désarticulé, la mémoire en lambeaux. Le monde découvrira, épouvanté, l’étendue du désastre. Et il sera toujours temps de discuter d’un tribunal pénal international dans lequel la France assurera, c’est certain, tout son rôle.


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