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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
entretien de Francis Jeanson par Thomas Lacoste
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De la misère du social, de la perte de sens


Dans le dernier numéro du Passant Ordinaire(1) nous évoquions, dans un entretien avec le philosophe Francis Jeanson, les questions liées à la guerre. Aujourd’hui, dans cette interview sur les relations entre société et psychiatrie, nous approchons une autre facette de cette personnalité aux multiples engagements, en abordant la question de la souffrance, de sa production, de son traitement, envisagée d’un point de vue psychosocial et politique.



Le Passant : Comment le philosophe que vous êtes a croisé les chemins de la psychiatrie ?

Françis Jeanson : Ma rencontre avec la psychiatrie remonte à 1974. J’avais fait la connaissance d’un psychiatre qui m’a sollicité pour venir dans son service voir ce qui s’y passait et réagir à ma façon. A partir de là, je suis allé cinq jours par mois dans son service, à l’hôpital St. Jean de Dieu à Lyon. Pendant mes trois premiers séjours là bas, j’étais incapable de réagir, je ne me sentais même pas autorisé à le faire et lui me poussait toujours, me disait : « j’attends que vous réagissiez, vous vous entretenez avec qui vous voulez, avec le personnel avec les malades, faites ce que vous voulez, je veux que vous réagissiez ». A la quatrième fois, il m’a dit : « Voilà, nous avons un jeune de 19 ans, qui a fait une tentative de suicide. On nous l’a confié mais ça fait huit jours qu’il est là et il ne parle pas. La seule chose qu’il a dite en arrivant c’est qu’il y avait des micros et des caméras dans sa chambre. L’équipe entière a cru qu’il était paranoïaque. Alors, sachant qu’il refusait de parler, je l’ai pris par le bras et on est allé faire un tour de parc. En marchant avec lui, j’ai parlé à la cantonade, en me plaignant de certaines difficultés, que je ne traversais pas réellement. Au bout d’un moment, il m’a dit, « Oh ! Mais, ça c’est rien, c’est rien », et il s’est mis à m’expliquer pourquoi ce n’était rien, par rapport à ce qu’il avait vécu, lui. J’ai compris qu’il était séquestré moralement par sa mère au point qu’il ne pouvait même pas voir le médecin quand il avait une bronchite. C’était sa mère qui servait de médiatrice… Et ça durait depuis trois ans. Alors, il n’en pouvait plus…Du coup, j’ai pu raconter tout cela à l’équipe, et ça c’est ensuite très bien passé, J’ai vraiment découvert la psychiatrie de cette manière là. A la fin de l’année, on m’a demandé une conférence, puis un séminaire. Puis on m’a demandé de créer la zone Aquitaine d’un institut, l’INFIP, qui avait son siège à Lyon. A partir de l’INFIP j’ai rassemblé une équipe pour la formation continue en psychiatrie. En 1984, on a créé la SOFOR, qui existe toujours. J’ai fait un séminaire pendant 14 ans sur le thème : « psychiatrie, savoir et socialité ». On discutait beaucoup sur le caractère prétendument scientifique de la psychiatrie et puis sur son étrangeté, plus exactement sur l’étrangeté du social par rapport à la psychiatrie telle qu’elle était.



Pour entrer plus précisément dans notre dossier consacré à la misère du social, quelle lecture faites-vous aujourd’hui des dérives multiples que connaissent les secteurs du social, dérives libérales avec l’introduction des thèses de rentabilité, du comportementalisme, etc., qui finalement balayent « l’héritage, dit français » et ses liens avec la psychanalyse qui, elle, se préoccupe davantage de l’être souffrant que d’un corpus de symptômes… ?

Je crois qu’on ne peut situer ce qui ce passe en ce moment qu’en revenant très rapidement sur l’histoire de la sectorisation. A la fin de la 2e guerre mondiale, quelques psychiatres se sont mis au travail pour essayer d’inventer une psychiatrie différente. Ils ont émis des propositions qui ont fini par passer la rampe… au bout de quinze ans, puisque la première circulaire fondatrice du secteur, une simple circulaire, date du 15 mars 1960. Il a ensuite fallu au moins douze années pour avoir les premiers textes d’application mais le secteur était lancé, avec ses avatars, assez inquiétants parfois. Il y a eu des lieux où la sectorisation s’est réalisée très concrètement mais, dans l’ensemble, beaucoup de secteurs français sont restés un peu à l’écart ou ont fait semblant de « faire du secteur ». En fait, le secteur est encore institutionnellement rattaché à l’hôpital. On est encore dans un hospitalocentrisme, très dommageable malgré les efforts entrepris. Vous parliez des dérives et on a pu se rendre compte, par exemple, que dès 1980 il y avait des désirs profonds dans certains milieux bien placés de liquider la psychiatrie publique. En 81, la nouvelle donne électorale a entraîné une période, très courte, d’euphorie, avec un ministre compétent, Ralite. Le rapport Demay a été, ensuite, une vraie bouffée d’oxygène pour la psychiatrie. Malheureusement, au bout de deux ans on n’en parlait pratiquement plus, alors que la chose capitale qu’il proposait était la création d’établissements publics de santé mentale, c’est-à-dire que les secteurs soient institutionnellement responsables de leur propre économie et de leur propre fonctionnement. C’était capital mais ça n’a pas été pris en compte, et l’hôpital est resté le patron sur le plan administratif et sur le plan économique. On peut dire que les dérives se sont accentuées par la suite, puisque les équipes psychiatriques ont été obligées de tenir compte de considérations techniques et administratives de plus en plus contraignantes, et qui tenaient de moins en moins compte de la finalité soignante des équipes en question.



Comment expliquez-vous ces dérives ?

C’est un souci de rationalisation et de réduction des moyens. D’économie au pire sens du terme. ça n’a pas cessé, et on oblige, par exemple, les équipes à des évaluations qui n’ont strictement plus aucun sens. Ce qu’il y a de plus caractéristique dans tout cela, c’est la perte de sens. Il n’y a plus de politique du secteur en France. C’est extrêmement dommageable au niveau du soin car les équipes arrivent à ne plus savoir à quoi elles jouent. Quand je parle de politique, c’est au plan national, mais c’est aussi justement parce que tout se défait sous la pression des formules prétendument soignantes venues des Etats-Unis, comportementalisme etc., le DSM IV2 étant le plus remarquable de tous. Mais ce n’est pas qu’une responsabilité de l’Etat, c’est aussi une responsabilité des psychiatres. Un trop grand nombre de psychiatres, de médecins chefs de services et de secteurs, ont renoncé à dégager une ligne politique et, du coup, les infirmiers - ce sont ceux qui en souffrent le plus - ne savent plus ce qu’on attend d’eux, sinon une certaine capacité d’obéir aux instructions, c’est tout. C’est la majorité des cas, même si ce n’est pas vrai partout. Bien entendu, tout ce qu’on voit surgir maintenant, à propos de la précarité, de l’exclusion, etc., toutes les difficultés sociales, vient se surajouter au fait que la psychiatrie publique, elle-même, avait beaucoup de difficultés à intégrer le social. J’ai assisté aux tentatives de certaines équipes d’aller « faire du secteur », mais le véritable enjeu était de faire sortir les malades de l’hôpital pour des raisons économiques, pour supprimer autant de lits que possible. Les gens, très souvent de très bonne volonté, se rendaient compte des servitudes du milieu du malade lui-même, et, du coup, se mettaient à l’accompagner partout, devenaient accompagnateurs au marché mais aussi bien plombiers, déménageurs, etc. ça a duré un certain temps et puis on les a vus rentrer à l’hôpital en se demandant où était passée leur fonction soignante. De plus, la psychiatrie avait eu aussi beaucoup de difficultés, déjà, à intégrer la dimension psychique des gens. A tel point qu’il y a eu toute une époque où on se demandait pourquoi ça s’appelait psychiatrie, puisque du psychique il n’en était jamais question. La psychiatrie se rendait compte, en quelque sorte, qu’elle devait se préoccuper du sujet mais elle avait beaucoup de mal à le faire car la formation ne l’avait pas tellement préparée à cela. Des services ont été sauvés un peu par l’apparition de la dimension psychanalytique. Mais la psychanalyse présentait le problème du sujet de façon plus complexe que certains ne l’avaient d’abord conçu. Le sujet ça n’était pas le moi. Déjà ça, c’était difficile à avaler. Après on leur demande d’avaler le social et ils n’y parviennent pas vraiment. Là-dessus intervient la débâcle sociale qui est encore plus redoutable. Quand ils en ont pris conscience, ils ont été complètement perturbés. On faisait quand même appel à eux parce que les travailleurs sociaux, débordés, appelaient les psychiatres au secours. Les psychiatres résistaient et disaient « ça n’est pas notre problème, nous allons perdre le sens même de la psychiatrie », qui avait perdu déjà tout sens de toute façon. C’est maintenant, grâce, pourrais-je dire, à cette perturbation grave subie par les équipes psychiatriques, que peuvent commencer à se poser les vrais problèmes c’est-à-dire les problèmes psychosociaux. Comment, d’abord, commencer à s’occuper vraiment des souffrances psychiques, avec qui, et selon quelle conception de cette souffrance ? Même si de nombreuses résistances existaient, au départ, disant que ce n’étaient pas des pathologies sérieuses ou respectables, on doit bien constater que les gens ont besoin d’être soutenus, et, c’est vrai, ont l’air de souffrir beaucoup. Des psychiatres ont même osé dire qu’entre les nouveaux venus, les exclus, les personnes en situation de précarité, les sans domicile fixe qu’ils rencontraient et les psychotiques dont ils avaient l’habitude, ils ne voyaient plus très bien la différence ! Le problème, maintenant, est qu’ils ont du mal à comprendre ou à admettre que ça remet en question leur conception même de la pathologie et qu’on ne peut pas parler d’une réalité psychosociale comme on parlait d’une réalité qui était censée n’être que psychique. Et le n’être que psychique n’a strictement aucun sens. C’est ce qu’ils commencent à découvrir mais je crois qu’ils n’ont pas tellement envie de prendre en compte cette réalité, sauf certains d’entre eux qui ont compris pas mal de choses et qui sont au travail.



Vous qui intervenez en tant que philosophe dans cet univers, ne pensez-vous pas que la psychiatrie et l’ensemble des sciences humaines gagneraient à se rencontrer de façon plus intime, pour un enrichissement mutuel ? N’y a-t-il a pas à gagner du côté de cette transdisciplinarité ?

C’est, en fait, un problème philosophique. Il ne suffit pas de mettre ensemble des gens de compétences différentes pour que ça donne un résultat. Il faut vraiment que, parmi eux, quelqu’un exige une réflexion dialectique. Il faut dialectiser des perspectives qui sont trop habituées à fonctionner chacune de son côté. En gros, il y a deux perspectives, d’un côté le psychique, et de l’autre le social. Il faut qu’ils aient quelque rapport à une réflexion totalisante, un rapport avec une totalité concrète qu’on ne reconstituera jamais en tant que telle. ça ne nécessite pas une connaissance de l’histoire de la philosophie, ça nécessite une certaine façon de poser les problèmes, de les mettre en dialectique, et c’est ce qui manque le plus à notre culture. ça n’existe pas dans les enseignements officiels, et pourtant c’est capital. La dialectisation au sens où je l’entends, c’est, par exemple, répondre à la question : « est-ce que la réalité politique se passe au niveau local ou au niveau mondial ? » par : « les deux ». Encore faut-il être capable de les mettre en dialectique et de savoir où est enraciné la dialectique ? Elle est forcément enracinée dans le local, elle dépend de ceux qui sont là, et puis, en même temps, elle se fait sur fond de monde. Il faut arriver à mettre en dialectique deux dimensions qui ne sont pas séparées dans la réalité mais qui sont séparées par la vertu des clivages institutionnels. C’est ça qu’il faut surmonter et on ne peut le surmonter qu’en montrant que chacun des éléments en présence dans une dialectique comporte quelque chose de l’autre, est hanté par quelque chose de l’autre, hanté par l’autre. C’est un souci absolument fondamental et c’est ce qui manque le plus. On pense en termes de social alors le psychique vient en plus. On parle en termes de psychique et le social vient après. Mais si on y réfléchit, ce n’est pas pensable. La psychogenèse ça ne veut rien dire. Le psychisme commence à se constituer à partir du moment où le petit enfant entre dans le monde social ne fût-ce que par le passage dans la famille. La psychogenèse n’est rien en soi, c’est une psychosociogenèse qui est à prendre en compte. Le psychisme n’émerge que du bain social qui lui permet de se constituer, il tombe donc d’emblée sous le coup des difficultés de la société. Pour parler de la société actuelle, par exemple, une société qui porte plutôt à la dépression, qui est plutôt en difficulté, de telle sorte que ça ne peut pas ne pas se ressentir, et ce, dès l’entrée en vie. Il met toute la vie à se constituer et n’est jamais terminé. On s’aperçoit, quand on va plus loin dans les récits cliniques, qu’il faut remonter en amont du facteur déclenchant qu’on avait d’abord désigné pour comprendre comment le psychisme a pu fonctionner de cette manière-là. Ce n’est pas seulement le chômage ou ceci ou cela qui a fragilisé les gens psychiquement. Il y avait déjà un phénomène d’époque qui les fragilisait et si on ne tient pas compte de ça, on parle d’autre chose.



Quand nous préparions ce numéro du PO, j’ai été frappé par les difficultés de plus en plus grandes chez les professionnels du milieu médico-social d’exercer leur métier et surtout de répondre aux souffrances, à ces « néopathologies » comme les qualifie Yves Buin, qui se font jour dans notre société. Un membre de notre rédaction qui est directeur adjoint dans une institution spécialisée, parle « d’enfants comètes », psychiquement et socialement inaccessibles. Quelle lecture faites-vous de ce double phénomène ?

Il faut dire que les travailleurs sociaux sont depuis longtemps aux prises avec une difficulté profonde qui est : comment s’occuper des gens en difficulté sans faire de l’assistance et sans véhiculer des valeurs officielles ? C’est un problème qu’ils n’ont jamais vraiment résolu et ça s’aggrave beaucoup maintenant, du fait qu’ils se trouvent aux prises avec des souffrances auxquelles on ne peut plus répondre par les moyens habituels. Ils ont affaire à des souffrances qui ne sont plus des souffrances purement sociales, qui sont des souffrances psychosociales, et ils ont très souvent l’idée que la psychiatrie peut les aider mais ne trouvent pas forcément de réponses de ce côté-là. J’ai entendu souvent, ces dernières années, des assistantes sociales se plaindre : quand elles appelaient au secours, on ne les entendait pas, ou on les entendait sous une forme complètement aberrante qui était « oui d’accord, très bien, je verrai cette personne dans, attendez…dans trois semaines ! ». Je pense que la souffrance des travailleurs sociaux est considérable et qu’elle a pris une figure nouvelle. En effet, elle est de plus en plus irréductible à une souffrance purement sociale et il y a vraiment des souffrances psychiques aujourd’hui qui ne peuvent pas être interprétées correctement autrement qu’en termes de souffrance sociale. Alors souffrance psychosociale, bien sûr, mais c’est quelque chose qui n’est pas encore accepté parce qu’on ne voit pas comment s’en débrouiller. Il faut donc essayer de le penser, de le réfléchir entre professionnels des différents secteurs et tant que ça n’aura pas lieu, on nagera dans le vague avec tous les inconvénients que ça comporte. On a l’air de faire les choses en concertation mais en réalité, on les fait pour rien parce qu’elles n’ont pas de sens. Et elles n’ont pas de sens parce qu’elles ne sont pas en rapport avec le sens même du trouble. ça va coûter très cher si on ne fait pas l’effort de préparer des professionnels à rencontrer ces souffrances-là et de les y préparer conceptuellement, théoriquement en quelque sorte.



Et avez-vous des pistes pour amener les professionnels à ce point-là ?

Tant que la formation n’aura pas été modifiée dans le bon sens - et Dieu sait si, quand elle est modifiée, c’est plutôt dans le mauvais sens, puisqu’on a cessé de former des infirmiers psychiatriques par exemple - je crois que les seules ressources ce sont les rencontres entre professionnels des deux secteurs. Mais ces rencontres peuvent très bien ne déboucher sur rien de signifiant si elles ne sont pas accompagnées d’une réflexion. Cette réflexion fait défaut à nous tous, dans tous les domaines de la société, parce que nous ne savons pas dialectiser les différentes dimensions. Tant qu’on n’y parvient pas, on rate la totalité, on rate une approche de la totalité. Si on ne met pas les choses en rapport à partir de prises de vue conscientes de leur partialité, c’est peine perdue. On le voit dans ces fameuses réunions de synthèse où on aboutit à des résultats déprimants.



Alors, comment endiguer l’incapacité des travailleurs sociaux à réagir à ces phénomènes alors qu’une grande partie d’entre eux sont tout à fait conscients de l’état actuel de leur secteur et des périls à venir ?. Comment expliquer qu’il n’y a pas de réaction. Ce sont quand même souvent des gens engagés professionnellement, socialement, politiquement ?

Bien sur, mais il ne sont pas engagés les uns avec les autres. Je crois que telles que sont les choses en ce moment, on va droit dans le mur et ça peut coûter très cher. D’un coté, il y a cet espèce de ravage social que certains assimilent à une déchetterie et le terme n’est pas trop fort, je crois, on fabrique des déchets humains, et puis il y a de l‘autre, une psychiatrie qui se cherche encore, ou même qui renonce à se chercher, qui est plus ou moins résignée à se laisser dériver vers d’autres choses. Il y a l’idée qu’on pourrait sauver la psychiatrie, son efficacité, en recourant à l’inscription des secteurs dans le système de l’hôpital général. C’est, à mon sens, complètement hors de propos. A l’heure actuelle une réaction suffisante pour stopper le dérapage global, celui à la fois du social et du psychiatrique, ne pourrait venir que des réelles potentialités humaines existant dans les deux ensembles. Il faut un sursaut des responsables locaux, que ce soient les agents sociaux ou que ce soient, par exemple, les psychiatres, qui ont un rôle évident, car la démarche globale d’un secteur psychiatrique dépend entièrement de l’impulsion donnée par un psychiatre. Il y a des ressources évidentes dans les unités. Il y a des infirmiers qui sont remarquables et qui ont le sentiment d’ailleurs de se battre pour rien, de résister vainement, mais ils résistent. Combien de temps résisteront-ils encore, je n’en sais rien. On est en train d’abattre le potentiel existant. Mais il existe encore, de la même manière que dans l’ensemble du pays il y a de la ressource, de la ressource citoyenne, même si officiellement on ne sait plus très bien de quoi il s’agit. La question dépend donc du ressort subsistant dans les deux ensembles à la base et dépend aussi, au même titre, d’une reprise de sens au niveau d’une politisation par l’Etat. Si nous avons encore un Etat, je ne sais pas très bien dans certains cas à quoi il sert, mais là, oui, il pourrait avoir une efficacité qui serait capitale et c’est d’une extrême urgence.



Cette base consciente dont on parle ne pourrait-elle pas influencer l’état par des actions, des mouvements collectifs qu’on ne voit pas fleurir alors que l’urgence est évidente ?

Je rêve depuis quelques années d’un petit groupe de psychiatres qui se mettraient en marche pour faire appel à leurs confrères et à tous les personnels psychiatriques sur la base de ce que j’appelle une plate forme. Mais c’est d’eux que ça dépend. On ne peut pas la rédiger à leur place. Quelques uns sont très conscients de ça, mais je pense qu’aucun d’eux n’est prêt à se risquer parce que l’idée c’est qu’on est dans un univers de compétitivité inouïe, pour rien d’ailleurs, où chacun redoute que les autres ne pensent qu’il veut se mettre en bonne position. Alors qu’en réalité, ceux qui se lanceraient dans cette aventure, parce que c’en serait une, courraient plus de risques qu’ils n’auraient de bénéfices. Mais ce serait la chose à faire, il n’y a aucun doute, et ça doit être vrai du côté du social aussi. Il faut bien que des gens complètement immergés dans cette réalité, qui disposent en même temps d’une certaine audience, se mettent au travail pour faire savoir qu’il y a des exigences essentielles qui doivent être mises en avant et qui doivent guider les gens qui cherchent encore à donner du sens à leur travail. Des exigences essentielles qui peuvent être certainement, dans chacun des deux ensembles, exprimées de façon relativement brève et percutante.



On a manifestement l’impression que notre société est bien malade. Elle crée de nouvelles souffrances, cachées pour certaines (prisons, hôpitaux psychiatriques…) banalisées pour la plupart, et nous avons l’impression que ça nous dédouane, individuellement, que nous n’avons plus à nous confronter à ces questions de la dérive, de la folie, de la peur. Pourtant elles demeurent. On a tous à voir avec la mort. L’individu ne se pose plus ces questions-là puisqu’il y a tous ces jeux de passe-passe, où l’on banalise et l’on cache, simultanément.

Mais le pire de ces jeux de passe-passe c’est de nous habituer à penser qu’il y a nécessairement une partie de la population qui est exclue, et que c’est une catégorie comme une autre. Les chômeurs, ça fait longtemps qu’on accepte ça. Aujourd’hui, on est content parce qu’il y en a moins mais il y a autant de gens dans la précarité, y compris des gens qui travaillent, parfois. Ce qui me frappe, c’est qu’on puisse accepter à ce point qu’il y ait des exclus et avoir le sentiment de ne pas en faire partie. Comment peut-on imaginer qu’une société continue de fabriquer des inclus quand elle fabrique des exclus à ce point. Inclus, ça veut dire inclus dans quoi ? Inclus dans une absence de société réelle. Mais du coup, on est soi même exclu. ça ne peut pas se penser autrement. Alors la question est de savoir comment nous, qui voyons ces choses là, nous pouvons envisager une tentative de reprise en main de la situation. Et on retombe dans le problème de la dialectisation. Nous ne pouvons rien sur la mondialisation elle-même, ce n’est pas une cible. Le malheur dans la période actuelle, c’est que les gens qui voudraient se battre ne savent plus à qui s’en prendre. Il faut donc qu’on arrive à penser l’utilité d’une action locale, qui est la seule que nous puissions mener réellement, sauf à participer à de grandes mouvances comme Seattle ou d’autres. En attendant, il nous faut retrouver, de proche en proche, des prises sur la réalité, à partir des prises dont nous pouvons déjà nous assurer. C’est à partir de ce que nous pouvons tenter de faire localement que, peu à peu, nous pourrons essayer de retrouver des courroies de transmissions, en quelque sorte, alors que nous avions l’habitude de compter sur des courroies de transmission qui fonctionnaient en sens inverse. Nous savons maintenant que nos gouvernants ne peuvent pas faire ce qu’ils disent. Il faut donc retrouver les capacités citoyennes à un niveau suffisant pour que puissent se reconstituer des pouvoirs réels. Notre problème est essentiellement politique. Il n’y en a pas d’autre. Des ressources, il en existe déjà. Mais elles n’ont pas encore pris forme globalement. Dans notre propre société il y a des îlots admirables de réalisation et de conception ; il y a des gens qui inventent des formules qui n’existaient pas avant et qui tiennent compte des réalités présentes. Mais ces îlots ne se rejoignent pas encore suffisamment pour constituer une force politique réelle. Et c’est pourtant de ça qu’il s’agit essentiellement, c’est à ça qu’il faut arriver.



J’ai l’impression que le milieu soignant aujourd’hui se refuse catégoriquement à voir une dimension politique à sa pratique et que, pour revenir à ce que nous disions, on se refuse à voir l’intérêt politique de l’autonomisation de l’individu, on se refuse à voir l’importance de l’autonomisation collective.

Oui mais c’est à double sens. Il faut avoir une certaine idée de ce que peut être une autonomie collective et en même temps il faut vouloir que chaque personne à laquelle on s’adresse soit potentiellement un sujet et un citoyen en même temps. D’ailleurs on ne voit pas très bien ce que serait un sujet qui ne parviendrait pas à être citoyen et l’inverse. Il y a bien des gens sans doute qui en sont convaincus et qui comprennent bien de quoi il s’agit. Mais il y a ce phénomène de dépression globale qui pèse sur bon nombre d’entre eux et les pousse à une espèce de résignation. Je crois qu’on a beaucoup commencé à baisser les bras dans notre société, et pas seulement dans la nôtre, et c’est grave. La résignation me semble être à l’ordre du jour. Je constate toujours un manque d’indignation. On ne s’indigne plus, comme s’il était par avance évident qu’on n’y pourra rien. De plus, il n’est en effet pas facile, comme ça a pu l’être il n’y a pas si longtemps, de mobiliser des gens sur quelque chose d’important, qui puisse en même temps être l’objet d’une lutte réelle. Le danger est global, il nous enveloppe et l’idée qu’on ne peut rien contre lui fait son chemin. C’est l’envers sinistre de ce qu’on appelle par ailleurs la pensée unique. C’est un phénomène de dépression collective, il n’y a aucun doute.

Mais partout où il y a des gens qui veulent résister, il faut travailler avec eux, là où l’on est, dans les limites où l’on a des prises réelles. C’est capital et ça peut très bien fonctionner. C’est à ce niveau qu’il faut travailler et créer, si possible, des relations entre ces différents foyers, porteurs d’exigences parfois en apparence très différentes les unes des autres, mais avec, au fond, toujours cette exigence commune, celle de redonner du sens à ce qu’on fait. Et de le faire en s’adressant à des sujets, bien sûr, en fonction de leur potentialité citoyenne. La fonction-sujet n’étant d’ailleurs elle-même que la difficile mise en œuvre d’un potentiel psychosocial.

Philosophe, il est l’auteur entre autres de L’action culturelle dans la cité, Eloge de la Psychiatrie, La psychiatrie au tournant.

(1) Guerres morales ?, par Francis Jeanson, interview réalisé par Thomas Lacoste et Hervé Le Corre in Le Passant Ordinaire n°33 février/mars 2001.
(2) 4e version des Données de Symptomatologie Mentale.
Thomas Lacoste

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