Accéder au site du Passant Ordinaire Notre Monde le dvd
le Passant Ordinaire
FrançaisEnglishItalianoAmerican

Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
par Sarah Caron
Imprimer cet article Imprimer l'article

L’Exil des Veuves Blanches en Inde


Par Sarah Caron*



Au décès de son époux, Suhasini, 21 ans, a tout perdu. Elle est devenue un fardeau pour sa famille qui, en raison de superstitions ancestrales, la rend responsable de la mort de son mari et la maltraite. Elle n’est plus considérée comme une personne mais comme un objet de répulsion (un bon Hindou doit se purifier s’il la rencontre au petit matin). Elle perd le droit de participer à la vie religieuse et se retrouve hors caste, isolée socialement.



Chez les Brahmanes1, du nord de l’Inde, les traditions sont très strictes ; en aucun cas, une épouse respectable n’aura droit à un second mariage puisque l’âme, l’autre soi de son mari, n’est pas morte. Selon le même principe, elle appartient toujours à sa belle famille qui la surveille de près pour qu’elle n’aille pas mettre en danger, par un acte inconsidéré, l’âme de leur fils défunt. Pour la délivrer de la tentation - et de celle des mâles qui rôdent - on l’enlaidit à faire peur. Autrefois on lui rasait la tête. On la considère responsable de la mort de son époux : elle n’a pas su retenir son âme ; sûrement parce qu’elle a gravement fauté, dans cette vie ou dans une vie antérieure. Elle est la honte de sa famille, sa vue même porte malheur. Elle n’a plus qu’à se terrer et attendre la mort. Elle fait pénitence, ne porte plus que le blanc du deuil et retire ses bijoux. Plus elle est jeune, plus elle est exécrée.

Pour fuir sa condition, comme plusieurs milliers de veuves, Suhasini a pris la route du refuge de Vrindavan pour embrasser une vie de prière en échange de la protection d’un lieu sacré et du salut de son âme.

Vrindavan, petite ville de l’Uttar Pradesh déborde d’activité, de bruit et de couleur. Mais c’est le blanc qui se détache du décor, le blanc de ses veuves Bengalies.

Considéré comme le lieu de naissance du dieu Krishna2, Vrindavan possède 5000 temples qui attirent les fidèles de toutes parts.

La ville elle-même appartient aux hommes religieux et les veuves qui présentent leur indigence à la porte des Ashrams3 offrent des chants dévotionnels tout au long de la journée en échange de nourriture et d’un abri. Certaines viennent du Bengale ou du Bengladesh, voyageant sans ticket en compartiment 3e classe du Mathura Toofan Express.

« Un raz de marée éclair au Bengale et toutes les femmes arrivent ici » dit Swami Upendranath, représentant de l’hôpital Ramakrishna et de l’œuvre charitable. Son organisation fournit une aide médicale gratuite pour les femmes.

« D’où je viens, dans l’ouest du Bengale, soit nous avons trop d’eau, soit nous n’en avons pas assez » se plaint Suhashini Devi, arrivée à Vrindavan il y a un mois avec son plus jeune fils. Sa famille possède 4 arpents de terre près de la rivière Damodar dans la région de Durgapur où ils cultivent du riz. « Mais les karthanas (usines) ont tué la rivière avec leurs produits chimiques ; si vous lavez vos vêtements dans cette eau, ils deviennent rouges et l’eau n’est plus potable » dit-elle. Le mari de Subhasini est mort d’un cancer, une maladie avec laquelle les gens de cette région se sont familiarisés.

« Si les récoltes nous font défaut nous sommes ruinés, juste une pluie non saisonnière suffit. Et s’il n’y a pas de récolte nous nous trouvons au bord de la famine » Les hommes émigrent vers la ville pour essayer de trouver un emploi d’ouvrier ou de conducteur de rickshaw. Les possibilités de nourrir la famille commencent alors à diminuer.

Subhasini précise que le plus vieux membre de la famille est nourri mais les veuves sont abandonnées si les hommes décident de partir à la ville avec leur femme et leurs enfants.

Les femmes du Bengladesh nous confient qu’elles n’ont aucun droit de succession sur les terres de leur mari.

Vrindavan offre à ces femmes une chance de survie. Cinq Bhajan3 Ashrams4 em-ploient à peu près 6000 veuves pour chanter, (80% sont Bengalies et de caste Brah-mane) ; ils ont été crées au début du siècle, et il n’y a pas de discrimination, « leur caste n’a pas d’importance et nous n’y faisons pas attention ; aussi longtemps qu’elles sont des femmes Bengalies en blanc qui peuvent chanter » nous dit un employé.

C’est avec la légende de Marabaï, la princesse Rajput, que Vrindavan serait devenu le lieu de salut des veuves abandonnées. Lorsque devenue veuve, Marabaï fuit son village du Rajastan et le sati5 auquel elle était condamnée, elle se rend à Vrindavan parmi les Saddhus. Sa foi profonde et sa dévotion passionnée et tourmentée étonnent les Saddhus et les incitent à reconnaître son droit à rester parmi eux et à recevoir ainsi un abri à Vrindavan. Cette nouvelle adepte de Krishna chanta des versets célèbres et les veuves d’aujourd’hui perpétuent cette tradition.

Les chants kirtan6 commencent à 6 h 30 jusqu’à 10 h 30. Les femmes en blanc se prosternent devant l’autel en entrant dans la grande salle du Bhajan Ashram. Elles enlèvent leurs sandales en plastique et prennent le jeton que la chef de salle leur tend. Ce jeton équivaut à 2 roupies, il leur permettra d’acheter quelques légumes au marché pour accompagner le riz.

Beaucoup de femmes ne chantent pas et restent prostrées, le visage fermé et le regard dans le vide. D’autres ne tiennent plus en place et discutent entre elles. L’air est lourd et épais il n’y a ni joie ni ferveur (c’est très différent des autres sociétés adoratrices de Krishna).

Après la prière les femmes reçoivent 250 grammes de riz et 50 grammes de dal (lentilles) comme paiement. A 11 heures, on leur sert un repas, mais certaines préfèrent se rendre chez des particuliers pour une prestation de 2 heures supplémentaires de prière, (elles auront la même quantité de dal et de riz qu’au Ashram).

La nouvelle session de prière du Ashram commence à 15 heures jusqu’à 18 heures, les femmes sont payées 2 roupies (1 dollar vaut 40 roupies). Durant les heures chaudes de la journée (la température atteint facilement 48°C en été), les plus âgées font la sieste les autres travaillent souvent comme servantes.

Une fois par mois l’Ashram fait venir deux médecins pour régler les problèmes sanitaires, un dispensaire homéopathique gratuit fournit une aide pour les problèmes de santé mineurs, pour les soins plus importants il y a l’hôpital Ramakrisna et l’œuvre de charité.

Le Shri Bhagwan Bhajanashram n’offre pas de chambres, les veuves doivent trouver à se loger en ville. Souvent elles échangent quelques heures de ménage contre un abri ; ou elles louent une pièce dans une mansarde ou un rez-de-chaussée souvent insalubre.

Il existe en Inde une obligation de nourrir les pauvres au moins une fois par jour et il n’est pas rare de voir à Vrindavan de riches pèlerins parcourant la ville, munis de seaux remplis de dal et de riz distribuant çà et là

aux mendiants, jetant quelques chapatis (galettes de farine) aux plus démunis.

Le Ashram des veuves blanches est soutenu et financé par des hommes d’affaires du Marwarie du Rajastan, ils ont édité une plaquette ou l’on peut lire : « Ces femmes sont des misérables et des malheureuses de l’humanité Nous leur donnons de la nourriture, de l’eau et

de l’argent ainsi qu’un endroit où se retrouver et faire des Bhajans. Elles chantent pour leurs bienfaiteurs ». Les veuves les plus âgées sont trop faibles pour chanter ou travailler. La plupart d’entre elles sont ré-duites à la mendicité et leur conditions sont un véritable crève-cœur.

Les Veuves Bengalies de Vrindavan souhaiteraient recevoir une éducation, elles ont été instruites dans leur langue maternelle mais dans l’Uttar Pradesh, la langue officielle est l’hindi. « Notre incapacité à pouvoir communiquer dans la langue locale, et la pauvreté font de nous des proies faciles pour les sadhus, prêtres,et pujaris corrompus. »

Ces femmes nous racontent des histoires innombrables de viols, d’arnaques et de vols.

Les hommes jeunes interrogés disent encore aujourd’hui que malgré leur opposition de principe au sort réservé aux veuves, ils ne peuvent pas s’empêcher de ressentir une profonde admiration pour celles qui se retirent du monde à la mort de leur mari.

Dans les familles évoluées ou les familles compatissantes, la situation des veuves s’est beaucoup améliorée. Mais l’infamie du veuvage a été trop grande pendant trop longtemps pour avoir disparu en un siècle dans les milieux ruraux traditionnels.



Texte et photographies,

Sarah Caron

* Photographe.

(1) Brahmanes : ensemble de sous castes se prétendant au sommet de la hiérarchie hindoue.
(2) Krishna : Incarnation de Vishnu. Connu pour ses exploits amoureux. Identifié à la jeunesse exubérante, Krishna est l’éternel héros, symbole de la vie, de la joie et de la communion de l’homme avec le divin.
(3) Bhajans : Prière chanté.
(4) Ashram : Lieu de prière, de méditation et de repos pour les adeptes aux dévotions.
(5) Sati : Veuve qui s’immole sur le bûcher de son époux. Officiellement aboli en 1829.
(6) Kirtans : Chants dévotionnels propres à l’adoration du dieu Krishna.
Sarah Caron

© 2000-2016 - Tous droits réservés
le Passant Ordinaire