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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
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L’épicentre d’un séisme ?


En septembre 93, les accords d’Oslo ont représenté pour moi bien plus qu’un simple arrangement de cohabitation raisonnable entre deux peuples ennemis, bien plus qu’un simple shalom régional, laborieux et complexe à appliquer. Je me souviens d’avoir salué un moment de paix exemplaire, contagieux, de portée universelle, presque messianique, annonçant des temps radicalement nouveaux, une sorte de réconciliation inimaginable de l’Orient et de l’Occident, du Sud et du Nord. L’épicentre d’un séisme de paix !

On sait, depuis l’échec des pourparlers de Camp David et l’éclatement de la deuxième Intifada, qu’il n’en est rien et que tout reste à faire.

Sans doute avons-nous trop vite cru après Nietzsche que la mort de Dieu allait bien au-delà de la mort du christianisme européen, trop vite admis que les mouvements de libération nationale laïques et socialistes de la deuxième moitié du XXe siècle ne feraient jamais la part belle aux haines religieuses, trop vite espéré que le vieux sang tolérant de l’Europe coulait désormais dans les veines du Monde.

Je voudrais ici revenir sur les raisons d’un espoir déçu et dire quelques mots sur les raisons d’un espoir à venir : « La Palestine-Israël est un pays si petit que sur la carte, on est obligé d’écrire son nom dans la mer », écrit Yoram Kaniuk. Et dans ce si petit pays, il y a un tas de frontières.

- Et d’abord les frontières inscrites dans la croûte même de la terre, le long des plaines côtières, des rives du Jourdain et du sable des déserts. Les frontières entre Israël, la Palestine et les Etats arabes de la région, ce sont en premier lieu les frontières physiques nées du découpage territorial de la Palestine et des multiples guerres israélo-arabes. Carte onusienne de Novembre 1947 inaugurant la partition de la Palestine, carte de 1948 après la guerre d’indépendance et la création de l’Etat juif, carte de 1967 (la guerre des six jours) sanctionnant l’annexion par Israël de la Cisjordanie jordanienne, de la Gaza égyptienne, du Golan syrien, du Sinaï égyptien et de la très symbolique vieille ville de Jerusalem-Est. À l’exception du Sinaï rendu aux Égyptiens en 1979 et du retrait du Sud-Liban sous le gouvernement Barak, les cartes n’ont depuis lors pas changé. Les mouvements de libération de la Palestine butent désormais sur ces frontières de 1967, confortées par les résolutions 242 et 338 de l’ONU. La formule célèbre « La paix contre les territoires » fait dépendre l’issue du conflit de la restauration de la carte régionale de 1948. La frontière physique est obsédante, la frontière dont les enfants suivent avec les doigts et les yeux la ligne dans les manuels de géographie est censée distribuer équitablement les chances de la paix et les désastres de la guerre.

Pourtant, j’ai la conviction qu’avec l’éclatement de la deuxième Intifada en septembre 2000, la formule « la paix contre les territoires » est désormais insuffisante. On peut faire la guerre pour des conquêtes ou des libérations de terres. Mais on ne peut pas faire la paix, la vraie paix, quand elle est absente des esprits, des mémoires, des cultures, des échanges, de la vie économique, de la littérature, de l’éducation, et de la recher-che d’une destinée commune. L’Europe ouvre incomplètement, maladroitement cette voie mais elle l’ouvre, malgré ses Berlusconi et ses Haider.

Au contraire, au Proche-Orient, ce sont toutes les autres frontières refoulées, toutes celles qui ne tiennent pas exclusivement au partage de la Terre qui interdisent aujourd’hui la paix.

- Frontière historique dans l’affrontement des deux nationalismes arabo-palestinien et sioniste qui tirent leur raison d’être et leur énergie de sources éloignées : le berceau du sionisme est européen, celui du nationalisme palestinien, arabe et oriental !

- Frontière religieuse entre juifs et musulmans : la dispute énorme, vertigineuse est là, une fois de plus dans ces histoires de Dieu qui réside toujours à un bord de l’humanité et ne rayonne jamais sur l’humanité entière. La dispute est tantôt sanguinaire à l’instar de la tragique tuerie du caveau des Patriarches à Hébron ou archéo-symbolique comme la controverse judéo-arabe sur les lieux saints de Jérusalem. La fougue, le fanatisme religieux, l’obéissance aux commandements opaques de Dieu sont certes dissymétriques. Tsahal n’a jamais appelé une de ses opérations militaires « Le mont du Temple » quand l’Intifada palestinienne a pris le nom d’Intifada Al Aqsa, du nom d’une des mosquées de Jérusalem, risquant ainsi de doubler une guerre de libération nationale d’une guerre de religions dévastatrice. Mais il y a aussi en Israël des cinglés de la synagogue comme Meir Kahane et Ovadia Youssef.

- Frontière techno-économique entre un peuple israélien qui vit de plus en plus dans la prospérité occidentale, loin des faubourgs orthodoxes de Mea Shnéarim et des villas - bunkers des colons de Gaza et un peuple palestinien pauvre, vivant d’une maigre économie assistée et aléatoirement ou brutalement soumis aux bouclages répétés des territoires. D’une certaine manière, sur cette si petite terre, on a le sentiment que cohabitent en concentré le Nord et le Sud. L’écrivain palestinien Emile Habibi raconte que lorsqu’il se mettait à écrire dans sa petite maison du Bas-Nazareth, il laissait toujours une lampe à pétrole allumée (ou une bougie) sur son bureau en raison des nombreuses coupures d’électricité de la basse-ville quand en face sur les collines juives du Haut-Nazareth, les lumières scintillaient et dansaient allègrement toute la nuit...

- Frontière politique entre la démocratie israélienne et l’Autorité palestinienne qui ne tire son pouvoir d’aucun mandat populaire. À la Knesseth, des députés arabes palestiniens luttent non seulement pour les intérêts du million d’arabes devenus citoyens israéliens mais aussi pour leurs « frères » des territoires occupés. Ils invectivent Sharon, le traitent d’assassin, applaudissent les faits d’armes palestiniens et les attentats contre l’Amérique. En Palestine, dira-t-on, le vote populaire amènerait certainement au pouvoir le Hamas et le Jihad islamique, et on imagine mal, dans ces conditions, un Israélien plaidant la cause des Juifs dans un parlement islamique. Ces deux partis ont fait savoir qu’ils ne toléreraient les Juifs sur la terre de Palestine qu’avec le statut de dhimmis, de citoyens de second rang et que toute reconnaissance d’un Etat Juif, fût-il un Etat croupion, signerait une honteuse capitulation de l’Islam. Mais comment se réjouir de l’absence de système démocratique dans le monde palestinien et arabe ?

- Frontière entre deux concepts de la guerre : guerre de libération pour les Palestiniens enrôlant sa population civile dans la violence, avec ses pierres, ses fusils, ses actes terroristes, plus ou moins calquée sur le modèle des guérillas tiers-mondistes ; renforcement de la supériorité techno-militaire de Tsahal au sein d’un monde arabe jugé encore globalement hostile à l’existence d’Israël. Cela conduit à de mutuelles absurdités : Tsahal exécute des cibles palestiniennes avec des moyens techniques sophistiqués et nourrit l’illusion qu’en liquidant les supposés stratèges militaires de l’Intifada, les têtes d’un Etat-Major organisé du soulèvement des territoires, Israël s’assurera un avantage militaire décisif, alors que c’est l’ensemble de la population palestinienne qui se lève aujourd’hui contre Israël... Et les Palestiniens persistent à vouloir gagner en fedayins, en combattants armés une guerre contre l’occupant au lieu d’organiser des marches massives de protestation à l’image des grands rassemblements de Berlin-Est qui ont abouti à la destruction du Mur.

- Frontière dans les alliances politiques : la conférence de Durban a caricaturalement planté le décor sommaire de ces alliances. Du côté palestinien, on compte sur le soutien des mouvements progressistes européens issus des luttes politiques anti-colonialistes et anti-impérialistes, sur la solidarité des Etats du Sud marqués par l’histoire de l’esclavage et aujourd’hui frappés par les injustices d’une économie mondialisée et sur la dénonciation internationale du sionisme comme une forme éclatante du racisme juif. La délégation israélienne n’eut pas d’autre choix que de quitter la conférence en compagnie de celle des Etats-Unis, scellant ainsi une parenté spectaculaire que les attentats du WTC n’ont fait que renforcer : Aux « nous sommes tous des Américains » des Israéliens, répondirent en écho, sur les décombres fumants de Manhattan, les « nous sommes tous des Israéliens » des Américains.

- Frontières de la haine : visages rayonnants et vengeurs des jeunes Palestiniens tirant en l’air des salves de balles victorieuses à l’annonce de la décapitation des Twin Towers. Haine encore, inexpiable, monstrueuse quand des jeunes soldats réservistes sont lynchés dans un poste de police de Ramallah ou que des enfants israéliens sont atrocement mutilés dans des cavernes de bergers. Haine de certains colons sanglés dans leur arrogante panoplie de Rambos bibliques mitraillant une bien innocente noce palestinienne, cycle odieux des attentats et des représailles alignant les cortèges de cercueils. Haine démographique entre les habitants de Gaza et des colonies dans une compétition imbécile et suicidaire des taux de natalité !

- Frontière des mémoires et des souffrances : Le monde arabe ne supporte plus l’instrumentalisation politique de la Shoah, qui n’est pas son affaire au point de tendre une oreille complaisante aux thèses négationnistes de Garaudy et de l’extrême droite européenne. Mais du coup, il fait silence sur la création d’une légion arabe pro-nazie sous les ordres du mufti de Jérusalem, silence sur l’accueil de criminels nazis au Liban, en Syrie, sur le faible engagement des volontaires arabes de Palestine dans l’armée britannique, silence aussi sur le coup d’Etat militaire pro-allemand de 43 en Irak. Et Israël fait majoritairement silence sur les massacres de Palestiniens, les déportations des populations villageoises, le rasage des maisons pendant les guerres de 48 et de 67. Israël, survivant d’un désastre sans nom et sans comparaison dans l’Histoire n’a pas mesuré la souffrance et le désespoir des réfugiés du Liban et de la Jordanie.

- Frontière des droits au retour et des aliyas. Israël a incarné à ses débuts, avant même d’être un Etat, au temps du Yshouv, une terre de refuge et de souveraineté politique pour le peuple juif, un rempart contre les manifestations les plus violentes de l’antisémitisme. Certains Juifs religieux ont vu plus loin : un rassemblement messianique des Juifs dispersés des Nations, un retour du peuple hébreu sur sa Terre, après tant d’années de galout, d’exil forcé, d’amputation d’une « saine » et complète identité juive. Certains ont même rêvé à une aliya de tous les juifs du Monde, ruinant une fois pour toutes l’Histoire du judaïsme diasporique. Faisant écho au droit de retour des juifs en Israël, la thèse du droit au retour des réfugiés palestiniens chassés de leurs villages après 1967 a surpris tous les partisans israéliens de la paix. Pourtant le droit au retour des réfugiés et l’encouragement à l’aliya résonnent en commun, par une étroite et nostalgique identification du Juif et du Palestinien à la Terre. L’histoire des exilés et des migrants est symboliquement déconsidérée : On ne saurait habiter pleinement, réellement dans l’étrangeté d’une autre Terre, dans l’étrangeté d’un monde non familier.

Cette concentration de l’identité sur la Terre aboutit à deux impasses de l’identité : le Palestinien dont la terre est occupée ne peut recouvrir sa pleine identité qu’en chassant celui qui a usurpé, qui a volé sa terre. Il dessine son identité en négatif, en creux : être pleinement palestinien, c’est être pleinement anti-israélien. L’identité israélienne n’a pas besoin de son image palestinienne inversée ou négative pour exister de plein droit. Mais en affirmant son lien exclusif avec la Terre (« Jérusalem restera la capitale éternelle et réunifiée d’Israël »), elle brouille ses liens avec l’identité juive complexe, morcelée, contradictoire et apatride qui s’est construite la plupart du temps hors d’Eretz-Israël...

- Frontières enfin à l’intérieur de chaque camp. Il ne s’agit pas ici d’une simple ligne de partage entre les faucons et les colombes (car le faucon peut se faire colombe et inversement : Rabin, Weitzmann ont été des faucons avant de devenir des partisans de la paix) mais de deux visions radicalement opposées de l’avenir. Il y a ceux qui sans rêver immédiatement d’un Proche-Orient « européanisé » n’imaginent pas un avenir séparé des deux peuples et espèrent une réconciliation judéo-arabe dans le cadre d’une Palestine bi-nationale. C’est le sens de l’adresse de Théo Klein, ancien Président du CRIF, dans les colonnes du Monde à Ariel Sharon. L’Etat d’Israël doit faciliter la formation d’un Etat palestinien et être le premier des Etats à le reconnaître ! Et il y a ceux qui rejettent l’idée d’une coexistence pacifique avec les Arabes et s’en remettent à la puissance d’intimidation de l’armée pour faire plier un adversaire faible, dont la résistance est réduite aux actes de terreur et donc moralement, humainement insupportable. Au risque d’oublier la parole d’un grand écrivain juif de la diaspora, Stefan Zweig : « Pour les esprits intelligents, le dénouement d’un conflit par les armes ne peut jamais être moral ». L’extension des colonies juives renommées pudiquement implantations en Cisjordanie ne fait pas que jeter de l’huile sur le feu, en gonflant les rancœurs et l’indignation d’une population maltraitée et privée de ses droits, pas plus qu’elle n’obéit à des intérêts stratégiques pour la sécurité d’Israël. Elle est aussi la réactivation du « syndrome de Massada ». Seuls les juifs de partout peuvent aider les juifs d’ici en devenant à leur tour des juifs d’ici et en se battant contre tous ceux qui veulent amputer la destinée d’Israël et boucher son horizon par des compromis destructeurs.

Il est vrai que cette vision « para-noïaque » et désespérée de l’avenir d’Israël transformé en fortin inexpugnable est confortée et alimentée par la fraction extrémiste du camp palestinien qui n’a jamais accepté le principe de la reconnaissance mutuelle. Pour le Jihad islamique, le Hamas, les mouvements islamiques radicaux d’Egypte ou du Liban, la dignité et la grandeur arabe ne seront restaurées qu’avec la destruction de l’Etat juif et de toutes les perversions occidentales et athéistes qu’il incarne.



J’arrête là. À coucher ces frontières sur le papier, et j’en oublie beaucoup d’autres, je vais finir par croire que la paix israélo-palestinienne est tout à fait inimaginable et que la région n’est pas comme j’avais pu le rêver autrefois l’épicentre d’un séisme de paix mais bien l’épicentre d’un séisme de guerre.

Alors ! Que dire, que faire ? Je ne vais tout de même pas laisser mon café du commerce cérébral déballer des solutions délirantes aux uns et aux autres.

Mais je voudrais en matière de conclusion dire trois convictions personnelles :

- Rien ne se fera en direction de la paix si l’Etat d’Israël ne démantèle pas unilatéralement - sans en faire l’objet d’âpres et interminables négociations - ses colonies de Cisjordanie et de Gaza !

- Rien ne se fera pour la paix si les chefs religieux juifs et arabes ne déclarent pas en commun la relativité des religions. Aucune doctrine, aucun système philosophique n’a jamais eu raison des autres ni assis définitivement l’hégémonie d’une pensée. Et cela n’empêche pas de philosopher !

Juifs et musulmans peuvent défendre fièrement la singularité irréductible de leurs cultures et de leurs traditions religieuses, mais ils se doivent tout aussi vigoureusement de rappeler la modestie, la faiblesse et les limites de leurs croyances. Dieu, s’Il a une raison d’être, habite partout et n’a pas de Lieu de résidence privilégiée chez les uns et les autres. Dieu n’a pas loué à vie un trois-pièces-terrasse à Jérusalem après avoir déserté Treblinka, Auschwitz, Sobibor et Dachau pendant les années noires de la Shoah. Et Dieu n’a jamais appelé les musulmans à faire la guerre sainte contre les autres peuples. Qui peut encore croire que les conquêtes arabes de l’Age classique qui ont édifié la grande civilisation musulmane médiévale, en Afrique ou en Espagne sont directement issus des plans militaires d’Allah ?

Que les écoles coraniques et les yeshivot fournissent de plus en plus de soldats et d’officiers au monde arabe et à Israël devrait faire perdre le sommeil à tous les hommes de religion !

- Enfin, que le droit au retour des réfugiés palestiniens ou la « montée » en Israël aient (ou aient eu) de justes et profondes raisons, cela ne suffit pas à en faire le message univoque d’une politique. Car l’homme habite désormais partout, ou du moins l’humanité de l’homme. Le droit au retour palestinien et l’encouragement à l’aliya juives sont à tempérer par un éloge commun de la dispersion, de l’exil, du séjour chez l’étranger, de tout ce qui forge pour le bien commun de l’humanité l’esprit sans frontières des humains...


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