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© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
par Ken Loach
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Histoires du bord de la voie


Le 2 janvier sort sur les écrans français The Navigators, dernier film de Ken Loach où il met en scène le destin de quatre cheminots britanniques confrontés à la privatisation de leur outil de travail. Petit historique :

En 1979, Margaret Thatcher arrive au pouvoir en Grande-Bretagne avec la ferme intention de

transformer son pays en véritable laboratoire du libéralisme radical. Sa première cible est tout naturellement le secteur public, de préférence là où se trouvent les syndicats les plus puissants.

La dame de fer se tourne alors vers les chemins de fer avec l’idée de délester l’Etat de la charge représentée par l’un des plus grands symboles de la révolution industrielle. Le coup de grâce est porté en 1993 lors de la prise de fonction du

gouvernement Major, finançant ainsi sa politique de réduction fiscale. British Rail (équivalent de la SNCF) devient un puzzle de plus de 90 pièces,

chacune mise en concurrence avec les autres. Railtrack se voit offrir la plus grosse part du gâteau, la gestion et l’entretien de plus de 37 000 km de voies.

Quelques années plus tard, le réseau ferroviaire est à l’agonie. Seules les subventions de l’Etat

permettent de le maintenir sur les rails. En février 1998, Railtrack lance son plan de restructuration et annonce des économies sur la réparation et l’entretien du réseau. L’action grimpe, le nombre d’accidents aussi (une cinquantaine de morts et plus de 300 blessés). Dans une société où les inégalités s’accroissent, le réseau britannique est devenu le plus archaïque, le plus dangereux et le moins fiable d’Europe. Aujourd’hui, ici ou là commencent à se faire entendre des voix demandant la renationalisation.

The Navigators retrace, avec humanité, la vie oubliée de ces quelque 30 000 cheminots qui

travaillaient sur les voies. Rencontre avec le

« vétéran » de la télévision et du cinéma anglais qui reste farouchement campé sur son terrain, celui d’un cinéma de résistance.



Le Passant : The Navigators a aussi un sous-titre, « Stories from the track side »1. Il est construit autour d’une série d’histoires individuelles qui s’entrechoquent lors des conflits générés par la privatisation du système de chemin de fer britannique. Le scénariste, Rob Dawber, signe là son premier film. Comment vous êtes vous connus et comment est né The Navigators ?

Ken Loach : Je le connaissais de nom car il écrivait à l’époque dans un journal de gauche que je lisais. Puis j’ai reçu cette lettre où il m’expliquait qu’il avait travaillé comme cheminot pendant 18 ans et qu’il avait été licencié pour raisons économiques lors de la privatisation des chemins de fer. Et il trouvait que toute cette histoire, toute la façon dont ça s’était déroulé, était très révélatrice, très spectaculaire et très importante, et il demandait si nous pouvions discuter de la possibilité de faire un film. Nous nous sommes donc rencontrés. J’avais un ou deux autres projets à l’époque, si bien que j’ai essayé de le décourager. Mais il s’est montré très opiniâtre. Il écrivait un scénario pour la première fois, ce qui dénaturait quelque peu la matière sur laquelle il se basait. Si bien que j’ai dit, écoutez, écrivez donc cela sous forme de nouvelles, d’anecdotes, nous pourrons nous baser dessus pour rédiger le scénario. Ce qu’il a fait : il a écrit de petites nouvelles. Après quoi nous sommes tombés d’accord sur les personnages, nous avons mis cela en forme et il s’est mis à l’écriture.



Même si au bout d’un moment, on n’a plus trop envie de rire, votre film est pétri d’humour. Les ouvriers du rail se charrient entre eux, ou se moquent d’un chef d’équipe qui se met à tenir un discours d’entreprise complètement langue de bois...

L’humour est implicite dans une situation telle que celle-là. Au départ, c’est un groupe de types qui travaillent, qui passent leur temps ensemble, et parfois les choses sérieuses deviennent drôles...



Ils rient même de la mort...

Les gens sont ainsi... On ne pouvait pas raconter cette histoire sans cet aspect des choses. La mort et le rire sont comme les deux faces d’une même pièce.



Le lieu de travail est l’endroit où la majeure partie des gens passe la majeure partie de son temps. Comment se fait-il qu’à part vous et quelques autres, le cinéma ne l’utilise pas comme cadre ?

Je ne sais pas... J’ai toujours trouvé cela passionnant.



Est-il difficile de trouver des producteurs prêts à investir dans ce genre de film ?

Nous avons eu beaucoup de chance, en fait. Nous avons réussi à trouver un schéma de coproduction. À condition que le film demeure dans le cadre d’un certain budget, et que ce ne soit pas un désastre public absolu... Mais c’est étrange, parce que c’est une telle source de drame, de conflit...



Comment le film a-t-il été reçu en Grande-Bretagne – surtout en plein débat sur les méfaits de cette privatisation ?

L’accueil a été assez bon, ma foi. Et nous avons obtenu beaucoup de bonnes critiques. Les Britanniques ont tendance à prendre le cinéma moins au sérieux que les Français. Il est d’ailleurs pratiquement impossible de voir un film français en Grande-Bretagne.



Ce sont donc les superproductions américaines qui marchent ?

Oui, car contrairement à vous, nous n’avons pas une identité séparée de celle des États-Unis. Nous ne sommes en général qu’une ramification de l’industrie américaine. L’un des personnages du film, lorsque les chemins de fer sont privatisés, comprend que s’il veut faire du travail temporaire, il doit apprendre à entrer dans le moule, à ne pas insister sur la sécurité des conditions de travail, à ne pas contester l’autorité. Il doit apprendre à se couler dans un système qui n’a pas été construit pour l’homme, qui a été conçu pour le profit pur et simple. Et cette nouvelle règle ne semble pas du tout convenir au monde des transports publics.

Elle ne convient pas non plus au monde en général. C’est ce qu’en langage politicien on appelle « la flexibilité de l’emploi », nous avons la même expression en anglais, flexibility. Or la flexibilité, c’est exclusivement destiné à faire des bénéfices. Pour les travailleurs du rail, ça signifie que plus personne n’aura de savoir spécifique. Chacun doit pouvoir faire le travail des autres, et dans le même temps chacun sera moins payé, car l’un risque d’être renvoyé... C’est une façon de réduire les coûts de masse salariale, et d’affaiblir le mouvement syndical.

Mais est-ce finalement si efficace ? Même du point de vue financier ? Il y a tout de même une scène très absurde et très drôle où les ouvriers vont devoir détruire une partie de leurs outils.

C’est Rob qui l’a écrite – et décrite –, car elle a vraiment eu lieu dans la réalité. Et nous nous sommes dit : « ma foi, c’est vraiment une image très forte ». Le « new management » emploie des consultants qui disent : tout notre équipement doit être standardisé de telle façon, on doit se débarrasser de tel équipement, qui fonctionne parfaitement bien, mais qui n’est pas du standard ; mais on ne veut pas le revendre, parce qu’on ne veut pas que les concurrents l’utilisent. Ça semble faire sens, mais c’est une logique stupide.



Des règles strictes, donc, et des institutions autoritaires : il faut se couler dans le moule, détruire un outil de travail, dont les personnages de votre film manquent ensuite en tant que travailleurs temporaires.

Oui, car les gens qui possèdent la société privée possèdent les voies et signent des contrats de sous-traitance avec une société de BTP, laquelle signe à son tour un contrat de sous-traitance à des sociétés plus petites qui emploieront n’importe qui pour faire le travail. Il n’y a aucun moyen de vérifier. Et ces gens travailleront souvent le week-end, pour arrondir leurs fins de mois. Comme un homme que j’ai rencontré la semaine dernière, un mineur des mines de charbon. Il se débrouillait pour faire les « trois-huit » en travaillant aussi sur les voies.



N’y a-t-il pas désormais de salaire minimum en Grande Bretagne ?

Si, mais il est très bas. Bien sûr, ils peuvent souvent gagner pas mal d’argent, mais ils le font au noir... afin que personne ne soit au courant et pour ne pas le déclarer aux impôts. L’économie parallèle fleurit dans tout le pays. Et il n’y a pas de code du travail, la sécurité des conditions de travail n’est pas assurée. C’est la pagaille partout.



D’où des problèmes généraux de sécurité ? Sécurité du travail, sécurité de l’emploi, sécurité d’une vie de famille, mais aussi sécurité pour les passagers des chemins de fer. Le film a-t-il suscité une réaction politique – au sens large – en Grande-Bretagne ?

Le débat faisait déjà rage autour de la notion de sécurité des passagers. Il a suscité des débats très intéressants, parfois y compris avec des cheminots ou des travailleurs du rail. Mais ceux-ci, quand ils ont encore du travail, ont dans leur contrat une clause de confidentialité. Et si on apprend qu’ils ont parlé de ce qui se passe sur les voies, ils peuvent se faire renvoyer.



C’est le genre de clause qu’on imagine pour un cadre... Est-ce légal en Grande-Bretagne ?

J’imagine que oui. Et les sociétés qui font cela sont de grosses sociétés. L’autre aspect du problème, est qu’ils veulent détruire toute la culture du rail, ce qu’ils ont fait en licenciant tout l’encadrement, pour la remplacer, très souvent, par... des ouvriers du bâtiment. Car ce sont des sociétés de BTP qui obtiennent les contrats. Si bien qu’ils n’ont pas cet esprit, cette culture très ancienne. Et qui sera aussi très difficile à reconstruire.



Ken Loach

Propos recueillis et traduit par Nathalie Mège

* Cinéaste anglais, auteur de nombreux films, dont Bread and Roses (2000), My name is Joe (1998), Caral’s Song (1996), Land and Freedom (1995), Ladybird (1994), Raining Stones (1993), Riff Raff (1991), Family Life (1971) ou encore Kes (1969) mais aussi de nombreux documentaires comme Les dockers de Liverpool (1996).
(1) Histoires du bord de la voie.

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