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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
entretien de Miguel Benasayag par Christine Vivier
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Malgré tout


Philosophe et psychanalyste, auteur de nombreux ouvrages1, Miguel Benasayag se définit également comme « militant chercheur », par opposition au militant servant le discours et les pratiques

prédigérées par sa hiérarchie. Il a combattu dans la guérilla guévariste en Argentine et passé plusieurs années en prison. Aujourd’hui il vit et travaille en France où il anime, entre autres, le collectif « Malgré Tout », qui rassemble plusieurs organisations des quatre coins du monde incarnant ce qu’il nomme « la nouvelle radicalité », désireuse de changer le monde à travers une résistance par la création.



Le Passant : D’après vous, les nouvelles luttes sociales qui émergent aux quatre coins du monde depuis les années 90 se distinguent des précédentes en ce qu’elles ne sont plus seulement des luttes contre, mais aussi des luttes pour l’affirmation de la vie. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par lutter « pour la vie » ?

Miguel Benasayag : En réalité, je crois que ce qu’on doit pouvoir changer, au moins un peu, c’est la notion même de « luttes ».

Ce qui se passe, c’est que parler de luttes, de logique et d’affrontement, etc., implique aussi qu’on partage avec l’ennemi au moins un territoire commun, un lieu de la lutte, de l’affrontement. Ceci ne me semble pas être aujourd’hui le point central de ce qui est en train de se passer dans différents pays et régions du monde. C’est pourquoi je reprends l’énoncé de G. Deleuze : « résister, c’est créer », aujourd’hui plus que jamais.

Il s’agit aujourd’hui, en réalité, de constater l’émergence de nouvelles formes de lien social, de nouvelles formes de culture, de formes de vie, il s’agit de quelque chose qui est en train de se passer, pour ainsi dire, dans la dimension du « sens », considérant que « sens » ne signifie rien d’arbitraire ou de subjectiviste, mais que dans « sens » il existe une dimension ontologique.

Notre humanité se cherche, les formes classiques de la modernité, la société et la culture de l’individu paraissent totalement épuisées, totalement impuissantes face aux différents problèmes que l’humanité affronte. C’est pourquoi il s’agit de questions et de problèmes qui ont à voir avec la vie, avec le fait d’essayer de savoir par où peut continuer et se développer la vie. C’est un peu ou assez spinoziste comme question, mais c’est de cela qu’il s’agit.

Seulement, il faut prendre en compte que lorsqu’on dit « la culture, la société de l’individu se trouvent épuisées, c’est-à-dire, n’arrivent pas à développer la vie », nous ne voulons pas faire référence à un soi-disant collectif qui serait le contraire de l’individu. Lorsqu’on parle de « culture et société de l’individu », on nomme à la fois, bien sûr, une forme de collectif, une forme de collectif qui se pense, qui se structure et se discipline comme si elle était constituée, formée par une somme d’individus séparés les uns des autres.



Pensez-vous que les différentes victimes de la précarité, celles qui subissent l’effet de la précarité du travail comme celles qui souffrent de la plus grande exclusion, peuvent elles aussi développer ce type de lutte ? Ne sont-elles pas contraintes à concevoir leurs luttes comme des luttes contre la société qui produit leurs souffrances ? Leurs souffrances ne sont-elles pas parfois si profondes qu’elles interdisent toute révolte ?

Ce qui se passe en réalité, c’est que les « victimes », tant qu’elles se pensent comme « victimes », sont condamnées à demander justice, à demander réparation à la société qui les condamne, qui les oppresse. Mon expérience des centaines des fois répétée, par exemple, dans les terres occupées, dans les quartiers d’autogestion ou dans les squats etc., c’est que les gens commencent à faire des choses pour survivre, pour, malgré tout, subsister, et petit à petit ces endroits se transforment en véritables fabriques, véritables laboratoires de nouvelles images, de nouvelles formes de vie. C’est ainsi que les gens disent « on a commencé ceci pour survivre et on a trouvé une vie », une forme de vie supérieure, c’est pour cela que ce de quoi il s’agit, c’est de l’émergence d’une série d’expériences existentielles, je veux dire, beaucoup plus étendues, beaucoup plus profondes que ce qu’on connaît, comme la dimension politique classique.



D’après vous, la force des nouveaux types de lutte tient à leur rupture avec les schémas classiques d’organisation et à leur rejet de toute structure hiérarchique. En quoi s’agit-il d’un progrès ?

Justement, dans ces nouvelles et multiples expériences, ce qui apparaît, c’est cette rupture avec le monde de la représentation, c’est-à-dire qu’on assiste à une sorte de puissance qui se développe, qui existe dans le présent, ici et maintenant, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne puisse pas se projeter dans le futur, au contraire. Simplement, quant on rompt avec la forme classique de la représentation, on rompt avec l’attente, avec la promesse, avec le principe politique classique qui dit « croyez en moi et mettez vous en rang ». Qui veut la liberté, commence par obéir à un « maître »2.

Dans ce sens, rompre avec l’attente, habiter le présent, signifie une grande puissance d’émancipation. Il est intéressant de se rappeler que parmi les dénommées « passions tristes », Spinoza incluait l’espoir, l’espoir qui nous laisse toujours dans l’attente de Godot…

Il y a une énorme différence entre agir derrière tout en espérant un programme, un modèle, et ce qui est en train d’arriver, c’est-à-dire le développement de projets concrets qui ne sont ni des modèles ni des programmes.



Les manifestations de Seattle ont mis en lumière l’efficacité d’un type d’organisation en réseau, où les militants s’associent par groupes d’affinités indépendants, mais Gênes et Goetteborg n’ont-ils pas fait apparaître les limites de ce type d’organisation ? Plus généralement, comment ce modèle organisationnel est-il, d’après vous, en mesure de répondre à la criminalisation toujours accrue des mouvements anti-mondialisation ?

Je crois en réalité que ces grandes manifestations sont surestimées par la presse mondiale. Parce que justement, ce qui est en train d’émerger, qui possède une dimension anthropologique, une dimension historique et philosophique, est trop nouveau pour être compris dans les limites étroites de la presse. Trop nouveau et incompris par les universitaires, sans parler des politiciens professionnels et des militants classiques (ceux que nous appelons les militants tristes), qui pensent que ce qui est en train de se passer est trop vague, trop « libre », que cela doit être formaté, et ils croient que ces rencontres sont les lieux où l’on commence à mettre un peu… « d’ordre dans tellement de liberté ».

En ce qui concerne la criminalisation du mouvement, ce n’est pas un problème, c’est du pur spectacle. Ce qui est vrai, c’est qu’on ne peut pas contester radicalement un ordre social et attendre que ce même ordre et ses représentants nous aiment. Moi, pour ma part, je serais très offensé si les représentants de cet ordre néo-libéral, qui est sans doute criminel, m’aimaient, je me sentirais très mal. Ni eux m’aiment, ni moi je les aime. Les années de prison, l’exil, la mort de ceux que j’ai tant aimés sont mes meilleurs motifs de joie, de puissance et même d’une certaine fierté.



A la tristesse sociale et individuelle caractéristique d’une société capitaliste, vous opposez la militance pour la joie. Après le 11 septembre et le développement de différentes formes de violence extrême à l’échelle mondiale, ce projet est-il toujours possible ? Ne devrait-on pas plutôt en conclure que la catastrophe a lieu et qu’il ne reste plus qu’à organiser le pessimisme ?3

Je ne sais pas pourquoi on est aussi pessimiste, mais en ce qui concerne notre petit monde, les choses sont loin d’être aussi tristes.

En réalité, dans le 11 septembre, il y a deux choses : une chose très très triste, c’est le fait que le 11 septembre 1973, la CIA et les oligarchies locales écrasèrent dans le sang la joie du peuple chilien. Ce fut le coup d’Etat de Pinochet contre le compañero Allende.

Mais si vous voulez parler de ce qui s’est passé aux Etats-Unis, en réalité, il y a un terrorisme incroyable qui fait que tout le monde doit penser comme une catastrophe quasi-personnelle le fait qu’il y ait eu un acte de guerre dans le territoire des Etats-Unis.

Dans la même semaine, personne ne sait combien d’africains sont morts au combat, personne ne sait combien de civils afghans meurent par l’intervention américaine, combien d’enfants sont morts à cause de l’injustice de notre ordre social…

Ben Laden est un fruit de la CIA, à tel point que nous avons été face-à-face dans les tranchées du Nicaragua, étant donné qu’il était dans le camp de la « contra ». Autant dire, aucune sympathie pour ce personnage, aucune sympathie pour les méthodes terroristes qui sont les méthodes du pouvoir. Jamais nous avons développé, par exemple, des actes de terrorisme pendant la résistance à la junte militaire.

Mais ce qui est arrivé aux américains, c’est qu’on les a attaqués dans leur territoire, comme eux-mêmes attaquent tellement de peuples. La guerre est horrible, mais je ne vois pas pourquoi le fait de bombarder avec des avions militaires des populations civiles serait moins grave que ce qui est arrivé aux Etats-Unis. Il faut refuser le terrorisme qui veutnous faire croire que ce qui arrive aux américains serait une attaque contre nous tous.

Ce n’est pas notre problème, nous n’avons pas à choisir entre la peste et le choléra, notre question, c’est le développement lent, contradictoire et difficile d’un nouveau monde multiple et joyeux ici et maintenant. Et pour l’avenir, que les imbéciles s’arrangent entre eux.



Vous avez étudié l’idéologie sécuritaire, et vous dites qu’elle a pour conséquence d’isoler les gens en instaurant la peur, en les renvoyant à l’état d’individu – état que vous considérez comme une fabrication du capitalisme et que vous opposez à la notion positive de personne. Pourriez-vous revenir sur cette idéologie et sur ces deux notions ?

La notion, le concept et à la fois la culture de l’individu ne peuvent pas être présentés simplement comme un « produit du capitalisme »… En réalité, entre l’émergence de la préoccupation et la notion d’individu, qu’on peut dater à partir des travaux de Abelard jusqu’à nos jours, « individu » ne veut absolument pas dire la même chose, à tel point que, essentiellement, le sens, le contenu du concept, se sont transformés en son contraire. Comme concept, naît la pratique, dirait-on, d’une émancipation. Aujourd’hui, individu veut dire la société standardisée, la tristesse, l’impuissance.

En ce qui concerne la question de l’idéologie sécuritaire, on peut dire que c’est un vrai symptôme de la crise, mais dans le sens profond. En réalité, celui qui parle d’insécurité sait, ou devrait savoir, de quoi il parle.

De mon point de vue, chaque fois que j’entends parler d’insécurité, l’image que j’ai est celle d’un monde où trois quarts des habitants sont plus ou moins condamnés à la misère, ou même à disparaître, et le quart restant, celui qui profite encore de cet ordre social injuste, sait, bien sûr, que les autres le détestent, que les autres le volent, l’attaquent, etc. En résumé, parler d’insécurité, c’est se mettre d’emblée du côté de la force, du côté de ceux qui profitent de cet ordre social.

Personne ne doit voter au second tour des élections, car pour défendre justement la démocratie, nous devons dire avec force « ça suffit » à cette hypocrisie où les deux (camps) sont les mêmes, l’un usant de l’anesthésie et l’autre non, mais les deux se rangent du côté des puissants qui se défendent du peuple, des peuples.

Aujourd’hui comme hier, nous devons prendre parti pour ou contre les condamnés de la terre, non parce que la violence existe, non parce nous aimons comme des saints laïcs les pauvres, mais parce que nous refusons de nous sentir associés aux puissants.

Il n’y a pas de problème d’insécurité, le problème est la dissolution du lien social, le problème c’est la corruption des politiciens, le problème ce sont les laboratoires (pharmaceutiques) qui condamnent des populations entières au nom du bénéfice économique. Il y a violence parce qu’on détruit chaque jour l’écosystème, mais il n’y a pas d’un côté violence et de l’autre insécurité, comme un bourgeois qui regarde scandalisé sa télévision. Il y a un véritable désastre pour la vie et c’est cela le problème. Maintenant, il ne faut plus attendre, ni rien ni personne… il faut faire.



Miguel Benasayag*



* Philosophe et psychanalyste.

(1) Aux éditions La Découverte : Malgré tout. Contes à voix basse des prisons argentines, 1982 ; Transferts. Argentine, écrits de prison et d’exil (en collaboration avec F. Sorribès Vaca), 1983 ; Utopie et Liberté, les droits de l’homme : une idéologie ?, 1986 ; Critique du bonheur (avec E. Charlton), 1989 ; Cette douce certitude du pire (avec E. Charlton), 1991 ; Penser la liberté. La décision, le hasard et la situation, 1991 ; Le Pari amoureux (avec D. Scavino), 1997 ; Pour une nouvelle radicalité (avec D. Scavino), 1997 ; Le Mythe de l’individu, 1998 ; La Fabrication de l’information (avec F. Aubenas), 1999 ; Du contre-pouvoir (avec D. Sztulwark), 2000. Aux éditions du Félin : Peut-on penser le monde ? hasard et incertitude (en collaboration avec H. Akdag et C. Secroun), 1997.
(2) En français dans le texte (N. de T.)
(3) Voir l’article de J.-M. Lachaud « Organiser le pessimisme » !, Le Passant Ordinaire n°37, p. 14. (NDLR)
Christine Vivier

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