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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
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La double peine : un racisme d’Etat


Nous en avons assez des tergiversations et des atermoiements de tous ces « responsables » élus par nous qui nous déclarent « irresponsables » lorsque nous leur rappelons les promesses qu’ils ont faites. Nous en avons assez du racisme d’Etat qu’ils autorisent.

Pierre Bourdieu1



La campagne nationale contre la double peine, lancée le 20 novembre dernier par un ensemble d’associations, permet de signaler une des sombres réalités de notre république. Le film troublant de Bertrand Tavernier, Histoires de vies brisées, est éloquent à ce propos. Sa diffusion dans les salles de cinéma de nombreuses villes permet de faire connaître plus largement le sort de personnes broyées par les institutions judiciaires et administratives2. Là où ces dernières prononcent des peines de bannissement en toute cécité et surdité, le cinéaste écoute les témoignages et donne à voir un autre regard sur ce qu’est la double peine.

Le cas récent de Monsieur Moussa Brihmat est emblématique de ce qu’est la double peine. Né en France (à Lyon en 1952, mais de nationalité algérienne), il est père de deux enfants français dont il a la garde depuis trois ans et demi. Ses cinq frères et sœurs sont de nationalité française et résident en France. Son père vit également en France. Sa mère et son grand père sont tous deux décédés et enterrés en France. Après une condamnation à huit mois de prison par le tribunal correctionnel de Lyon pour une infraction à la loi sur les stupéfiants, il s’est vu condamné par la cour d’appel de Lyon à cinq années de prison assorties d’une interdiction définitive du territoire national. Monsieur Brihmat a effectué cette peine. Depuis sa sortie de prison, il y a plus de trois ans, il a trouvé du travail et n’a commis aucun délit. En dépit de tous ces éléments, le préfet du Rhône avait décidé en décembre dernier de mettre à exécution l’interdiction définitive du territoire national et d’expulser l’intéressé en Algérie, où il n’a aucun lien. Face à une mobilisation importante d’associations et à un large écho médiatique, le ministère de l’Intérieur a accordé à Moussa Brihmat, le mercredi 27 décembre, une assignation à résidence « en vue d’un réexamen de sa situation ». Autre cas d’alerte récent, celui de Monsieur Jamel Abidi qui est né en France le 15 décembre 1960 à Lyon. Il est le second d’une famille de neuf enfants dont six ont la nationalité française. Toute sa famille réside en France. Son épouse est de nationalité française et ils ont deux enfants de nationalité française nés en 1982 et 1983. Après une condamnation à trois ans de prison par le tribunal correctionnel de Lyon, M. Jamel Abidi s’est vu notifier le 16 février 1999, par la cour d’appel, une peine complémentaire d’interdiction définitive du territoire. Les mêmes juges ont refusé de faire droit à la requête en relèvement de l’interdiction du territoire à l’audience du 18 décembre 2001. L’un des frères de Jamel a été assassiné en Algérie le 7 mars 2001, après avoir été expulsé de France en novembre 1993. Le 28 février 2002, le tribunal administratif de Lyon rejette la requête des avocats de Monsieur Jamel Abidi. Ces derniers introduisent, en ultime recours (non suspensif), une requête en urgence contre la France devant la cour européenne de Strasbourg. Une demande d’asile politique est examinée le 1er Mars par l’Ofpra. De son côté, la Cimade a entamé une procédure d’urgence auprès du tribunal administratif de Grenoble afin de contester la destination de l’Algérie fixée par le préfet de Savoie dans son arrêté.

Les exemples sont nombreux, tous plus « acadabrantesques » les uns que les autres comme en témoigne la cinquantaine d’actions urgentes engagées par la campagne nationale contre la double peine.

On regroupe traditionnellement deux choses derrière l’appellation « double peine » qui relèvent chacune de mesures d’éloignement du territoire national et s’ajoutent à une condamnation pénale. D’une part, il y a les arrêtés d’expulsion qui peuvent être pris à titre administratif par le ministre de l’Intérieur ou par un préfet. D’autre part, il y a l’interdiction du territoire français qui est une mesure judiciaire prononcée par des magistrats. Un des grands principes du droit pénal stipule pourtant que « nul ne peut-être puni deux fois pour le même délit ».

Si ces mesures sont destinées aux personnes qui n’ont pas la nationalité française, la plupart visent des personnes qui résident depuis de très nombreuses années en France, quand elles n’y sont pas nées, comme c’est le cas de Moussa Brihmat et de Jamel Abidi. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’elles soient conjointes de femmes de nationalité française, que leurs enfants ou leurs frères et sœurs soient eux-mêmes français. Ainsi, les personnes sanctionnées par la double peine se voient séparées, par une mesure d’expulsion du territoire national, de toutes les attaches qu’elles ont en France. Ce bannissement brise la vie de personnes qui ont été socialisées en France et qui sociologiquement sont françaises, alors qu’on les assigne à « une identité de papiers ». Nombre d’entre elles ne connaissent d’ailleurs pas ou mal la langue ou le pays vers lequel elles sont expulsées. Cet état de fait contrevient à l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme qui protège les liens familiaux et la vie privée des personnes. La Cour européenne des Droits de l’Homme a condamné la France à plusieurs reprises, à ce titre, lors de ces dernières années. En outre, la double peine s’inscrit en faute de l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l’Homme – qui, contrairement à l’article 8, est imprescriptible –, interdisant les traitements cruels, inhumains ou dégradants. La France, qui a pourtant comme préambule à sa constitution la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, ne s’embarrasse pas de « si peu », pas plus que les autres pays européens, dans une Europe qui au lieu d’asseoir sa construction sur la Convention des Droits de l’Homme a plutôt tendance – en matière de double peine – à s’asseoir dessus. Par ailleurs en l’état, l’applicabilité des décisions de la Cour européenne des Droits de l’Homme est parfois problématique et les « sanctions » auprès des Etats sont plus symboliques que contraignantes et de ce fait peu dissuasives.

Ainsi, les tribunaux français continuent à prononcer allégrement des interdictions du territoire, et ce de façon croissante. Depuis les lois Pasqua de 1993 et l’entrée en vigueur du nouveau code pénal – au 1er mars 1994 – la double peine a vu son champ d’application s’étendre. Le nombre des infractions pour lesquelles une interdiction du territoire français peut être prononcée s’est considérablement élargi, au point d’être applicable à plus de deux cents infractions et notamment pour des atteintes aux biens. Par ailleurs, les mesures d’éloignement peuvent désormais concerner des personnes qui jusque-là en étaient protégées depuis les lois Deferre-Questiaux de 81, les lois Joxe de 1989 et les lois Sapin de 1991. En outre, les possibilités de recours sont dans certains cas quasi inexistantes. Il en est ainsi à la cour d’appel de Lyon où les refus de requête en relèvement sont systématiques. Qui plus est, les recours judiciaires ne sont pas suspensifs, ce qui signifie que les personnes peuvent être expulsées avant même que les décisions soient prononcées, faisant ainsi entorse à l’article 6 de la Convention européenne des Droits de l’Homme consacrant le « droit à un procès équitable ». Fait rarissime, le 29 octobre dernier, le tribunal de Paris a condamné le ministère de l’Intérieur et contesté la légalité de sa décision en cassant un arrêté ministériel d’expulsion.

De nombreuses mobilisations ou grèves de la faim ont eu lieu ces vingt dernières années pour dénoncer l’injustice que représente la double peine. A Lyon, en mai 1998, dix personnes frappées par cette réalité sordide ont observé une grève de la faim de 51 jours. Un an après, Lila Bougessa – compagne d’un des dix de 98 – décidait à son tour d’engager une grève de la faim qui dura 37 jours, en vain. Les résultats obtenus sont dans l’ensemble tout à fait insatisfaisants, d’autant qu’ils sont provisoires et ne permettent pas aux familles de sortir de façon définitive de l’insécurité et de la précarité dans lesquelles elles sont3.

A chaque fois que les gouvernements ont avancé d’un pas sur la question, ils se sont empressés de reculer de deux, pratiquant chacun leur tour la politique de l’autruche. Les gouvernements et les autorités exercent de concert à l’endroit de la double peine un cynisme et un mépris sans nom tant à l’encontre des personnes directement concernées que des associations qui les soutiennent.

Les lois Pasqua-Debré, en modifiant l’ordonnance du 2 novembre 1945 – qui régit la législation sur les séjours des étrangers –, ont sacrifié les catégories protégées. Les lois Chevènement de 1997 n’ont fait qu’entériner cet état de fait. La circulaire Guigou, publiée le 17 novembre 1999, ne change rien sur le fond et n’a pas réellement pris en considération les propositions du Rapport Chanet, qui préconisait une interdiction absolue d’expulsion pour certaines catégories de personnes. Ces propositions étaient pourtant soutenues par la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme dont Monsieur Jospin a exprimé le souhait de voir son rôle de vigilance et de conseil s’élargir.

La psychose ou le zèle de certains juges, qui se comportent comme s’ils étaient le dernier rempart d’une forteresse assiégée, fait fi des velléités de quelconque circulaire et des réalités humaines. Les préfets et les ministres de l’Intérieur successifs n’ont, pour leur part, que trop tendance à emprunter les mêmes sentiers et à dégainer les mêmes réflexes sécuritaires en prononçant des arrêtés d’expulsion à tort et à travers en cas de « menace grave à l’ordre public » pour les premiers, et en cas « d’urgence absolue » ou par « nécessité impérieuse de l’Etat ou la sécurité publique » pour les seconds. Autant d’expressions dont l’emphase touche au ridicule et au pathétique lorsque ces mesures visent des personnes qui résident en France dans une clandestinité contrainte – fabriquée de toutes pièces par des lois iniques – et qui n’ont pas commis de nouveaux délits dix ans après leur sortie de prison. En agissant de la sorte, on accroît la précarité et la vulnérabilité des personnes – qui coûte que coûte reviendront en France – et on les expose plus encore à commettre de nouveaux délits. La plupart résistent pourtant à jouer le jeu qu’on voudrait leur faire jouer. En s’exposant dans l’espace public, à travers une grève de la faim, elles affichent enfin leur visage et dévoilent celui d’une république qui se voile la face. Là où des mécanismes judiciaires et administratifs ubuesques visent à les effacer du territoire national ou à les laisser demeurer dans un statut « d’invisibles », elles revendiquent ouvertement une présence légitime auprès des leurs.

Derrière la double peine, il est manifeste que c’est le fait même d’être étranger ou issu de l’immigration, c’est à dire « venu d’ailleurs », que l’on sanctionne. Tout est comme si cela était une faute originelle, un crime en soi comme l’avait si bien explicité le sociologue Abdelmalek Sayad4. On ne sanctionne plus des actes, mais des personnes, et derrière ces personnes, un « délit d’immigration ». A partir de cette logique xénophobe, toute sanction devient légitime et apparaît comme allant de soi, jusqu’au bannissement de victimes émissaires5. Le bannissement agit en dehors de toute notion de temps et de proportionnalité. Le temps de présence sur le territoire national des personnes expulsées n’est pas pris en considération, pas plus que le temps d’une interdiction qui peut être définitive, c’est-à-dire une peine à perpétuité qui sonne le glas d’une mort civile. C’est dans cette distorsion que s’inscrit le drame de la double peine, symptomatique d’un racisme d’Etat. « Ces responsables qui nous gouvernent » et prétendent lutter contre les discriminations ne seraient-ils pas bien avisés d’abolir les discriminations institutionnelles et les lois criminogènes, plutôt que de les cautionner et de les perpétuer ?

Alors que la classe politique a unanimement célébré à titre posthume l’œuvre de Pierre Bourdieu, dont Jacques Chirac considérait qu’il était et « restera comme un penseur militant et un militant de la pensée » et Lionel Jospin qu’il était « un maître de la sociologie contemporaine et une grande figure de la vie intellectuelle de notre pays […] qui a personnellement vécu la dialectique entre la pensée et l’action », ne conviendrait-il pas que ces deux personnages parmi d’autres se souviennent des propos du sociologue encensé avec l’hypocrisie – que Bourdieu méprisait par dessus tout – qui sied si bien aux « responsables » en question :

« Pour en finir une fois pour toutes avec ces brimades et ces humiliations, impensables il y a quelques années, il faut marquer une rupture claire avec une législation hypocrite qui n’est qu’une immense concession à la xénophobie du Front national. Abroger les lois Pasqua et Debré évidemment, mais surtout en finir avec tous les propos hypocrites de tous les politiciens qui, à un moment où l’on revient sur les compromissions de la bureaucratie française dans l’extermination des juifs, donnent pratiquement licence à tous ceux qui, dans la bureaucratie, sont en mesure d’exprimer leurs pulsions les plus bêtement xénophobes […]. Il ne sert à rien de s’engager dans de grandes discussions juridiques sur les mérites comparés de telle ou telle loi. Il s’agit d’abolir purement et simplement une loi qui, par son existence même, légitime les pratiques discriminatoires des fonctionnaires, petits ou grands, en contribuant à jeter une suspicion globale sur les étrangers – et pas n’importe lesquels évidemment »6.

Sociologue, auteur de Voyage au pays de la double peine, éd. L’Esprit Frappeur, 2000.

1) Cf. Contre-feux, Ces responsables qui nous déclarent irresponsables, p. 93/94, collection Raisons d’agir, Seuil, 1998.
2) Voir également l’excellent documentaire de V. Casalta Double peine, les exclus de la loi, mai 2001.
3) C’est la réalité de ces personnes que décrivent avec finesse et sensibilité Bertrand et Nils Tavernier dans leur film Histoires de vie brisées.
4) Cf. A. Sayad, La double absence, Seuil, 1999. Voir également du même auteur « Immigration et pensée d’Etat. », Actes de la recherche en sciences sociales, n°129, p. 5 à 14, 1999.
5) Cf. L. Wacquant, « Des ennemis commodes. Etrangers et immigrés dans les prisons d’Europe », Actes de la recherche en sciences sociales, n°129, p. 63 à 67, 1999.
6) Cf. Contre-feux, Ces responsables qui nous déclarent irresponsables, p. 93 et 94, collection Raisons d’agir, Seuil, 1998.

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