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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
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Du grain de sable au grain de sel


Du global au local et du local au global, tel est le sens des mouvements sociaux apparus ces dernières années et qui se donnent pour objectif de construire un monde plus solidaire. Agir à tous les niveaux, depuis le lieu le plus proche, celui sur lequel nous vivons au quotidien, jusqu’au planétaire, celui où se joue le destin de l’humanité. Le grain de sable de la taxe Tobin qu’il faut jeter dans les rouages de la finance internationale pour remettre en cause la liberté de circuler du capital a son corollaire de proximité dans le grain de sel imaginé pour recréer des espaces d’échanges et d’entraide dans des petites communautés.

Les systèmes d’échange locaux (SEL) sont nés spontanément il y a une dizaine d’années afin de lutter contre la précarité, permettre à ceux qui ne disposaient pas de revenus monétaires suffisants pour avoir accès à la consommation marchande de ne pas être totalement exclus, et afin de tisser des liens sociaux que la crise et le chômage avaient distendus. En imaginant des échanges de biens et de services entre les adhérents sans qu’ils aient besoin de monnaie publique officielle, les SEL ont inventé une forme de rapports nouveaux par de nombreux aspects. Le plus fréquent est d’avoir mis sur pied une comptabilité collective de débits (chaque fois qu’un participant reçoit un bien ou un service d’un autre) et de crédits (chaque fois qu’il offre un bien ou un service). Parfois même, l’originalité du système va jusqu’à accorder un crédit initial à tout adhérent pour impulser la dynamique d’échanges.

La multiplication des SEL (ils sont actuellement plus de 300 en France), tant en milieu rural qu’urbain, leur diversité, leur durée, leur médiatisation par quelques procès intentés par des entrepreneurs courroucés par une « concurrence déloyale », rendent possible aujourd’hui un premier bilan.



Le SEL : un système monétaire

sans accumulation privée



Premier point : les SEL ne pratiquent pas le troc. Celui-ci est une forme d’échange bilatéral en nature. Ce n’est pas le cas dans les SEL. J’offre à mon partenaire un bien ou une heure de mon travail. Celui-ci n’est pas tenu de me rendre un équivalent immédiatement. Son compte est débité, le mien est crédité. Ainsi, les échanges multilatéraux sont possibles et peuvent s’inscrire dans la durée.

Deuxième point : les SEL n’ont pas supprimé la monnaie. Ils en ont inventé une autre qui présente d’ailleurs plusieurs ressemblances avec l’officielle. Elle est commune à tous les membres du SEL et elle a un nom : grain de sel, bouchon, pigne de pin, selon les lieux et les cultures. Elle est considérée par ses membres comme ayant une correspondance avec la monnaie officielle (une sorte de taux de change, mais à sens unique puisque si un détenteur de monnaie officielle pourrait à la limite obtenir un service à l’intérieur d’un SEL, l’inverse ne serait pas vrai). Et, surtout, la monnaie des SEL est une monnaie scripturale. Mieux, c’est une monnaie de crédit. C’est-à-dire que les SEL ont redécouvert un vieux principe keynésien nié par vingt-cinq ans de politiques monétaires libérales : il est possible de favoriser l’activité économique, l’emploi, les échanges entre les individus, en injectant, par le crédit, de la monnaie qui permet d’amorcer la pompe du développement et de réinsérer dans la société ceux qui avaient été mis en marge.

Troisième point : la monnaie des SEL présente une différence majeure avec la monnaie utilisée dans l’économie capitaliste1. Elle n’est pas un instrument d’accumulation privée. En effet, dans un SEL, on peut se procurer le service procuré par le travail d’un autre. Mais, ce faisant, on achète le résultat de ce travail et non pas la force de travail d’un salarié dont on revendrait le produit sur le marché. Il s’agit donc dans un SEL d’un échange direct de travail sans qu’il y ait la possibilité de l’exploiter pour en tirer profit et donc accumuler du capital2.



Le SEL : un système

qui n’ignore pas la valeur



Est-ce à dire que les échanges sont spontanément égaux dans un SEL ? Non. Ils n’ont tendance à le devenir qu’à la condition que des bases objectives soient définies et respectées par ses membres. Pendant les premières années de fonctionnement des SEL, une grande illusion a circulé parmi leurs adhérents, entretenue par des théorisations peu crédibles. Les rapports d’échange entre les biens et les services offerts n’auraient eu plus aucune base objective rappelant de près ou de loin l’économie capitaliste ; n’aurait régné que la libre discussion entre les participants autour d’appréciations purement subjectives, privilégiant la convivialité et le plaisir d’entrer en relation.

Mais, parallèlement ou, plutôt, par en dessous, se redessinait la recherche d’un fondement objectif réaliste et acceptable. On vit donc réapparaître cette bonne vieille loi de l’échange : le temps de travail nécessaire à la fabrication des biens échangés ou le temps de travail requis par le service rendu ou reçu fondent la valeur. C’est le seul moyen d’abstraire la valeur d’échange de l’usage du produit. Les SEL n’ont donc pas éliminé la valeur économique ; ils ne le peuvent pas et, sans doute, ne le doivent-ils pas.

Tout est-il résolu pour autant ? Non, car se pose un autre problème. Si je produis un bien que je vais offrir ensuite dans le SEL, je vais certainement avoir besoin d’outils et de matières premières. Comment intégrer ces éléments dans la valeur du produit fini sinon en tenant compte du coût en travail (donc de la valeur) de ces derniers ?

Contrairement à ce qu’avaient cru certains, les SEL sont rapidement obligés d’évoluer vers une comptabilité qui se rapproche d’une comptabilité en temps de travail : les grains de sel valent une certaine quantité de travail. C’est d’ailleurs la seule manière d’établir une forme de taux de change entre la monnaie du SEL et l’officielle3. Et c’est aussi la seule façon d’amortir convenablement les outils et matériaux utilisés représentant du travail indirect et qui proviennent le plus souvent de l’économie capitaliste.

Que dire maintenant des échanges de travaux de qualifications différentes ? Le problème ne diffère pas de celui rencontré dans l’économie capitaliste : d’où vient le savoir et peut-il être considéré comme propriété personnelle ?4 « Une heure d’avocat vaut une heure de baby-sitting » répond un LETS américain5. Ce n’est équitable qu’à condition d’égaliser les temps de travail global (direct et indirect) et pas seulement les temps de travail direct.



Le SEL : un pas vers la réciprocité ?



Les SEL se situent quelque part entre l’économie marchande et l’économie du don. A la première, elle emprunte ses règles d’échanges économiques sur la base d’équivalents quand des rapports de forces ne s’imposent pas brutalement ; de la seconde, elle rappelle de façon plus ou moins lointaine certains traits : les échanges ne relèvent pas uniquement d’échanges économiques mais sont considérés aussi comme des « dettes réciproquement entretenues où chacun a le sentiment de recevoir plus que de donner. […] Ainsi le don oblige, fidélise, maintient la mémoire de la relation signifiant que le lien est plus important que le bien (en langue canaque, le même mot désigne la dette et la vie). C’est cette asymétrie et l’incertitude dans l’échange et l’écart dans le temps qui crée la notion de lien. N’est-ce pas l’écart à l’équilibre qui produit du sens nous dit le prix Nobel de physique I. Prigogine ? »6

Par cette dimension, l’expérience des SEL est primordiale et atteste de la possibilité de construire des rapports sociaux hors de l’impératif de l’accumulation. Elle rappelle qu’il n’y a pas de logique de la monnaie qui soit naturelle : la monnaie, ses attributs, son champ de validité, sont construits socialement. Raison de plus de retrouver, au sein de toute la société et de l’économie officielle, la maîtrise collective de la monnaie qui n’est aujourd’hui conçue que comme un instrument d’accumulation privée sous la protection de banques centrales indépendantes.

Il reste cependant deux limites. Dans la mesure où les SEL ne peuvent exister que sur la base de communautés locales très réduites, aux capacités de production modestes, ils ne peuvent et ne doivent pas se couper de l’ensemble de la société. Que serait un SEL qui envisagerait l’échange de services et de savoirs si, à côté, n’existait pas une école publique où l’on apprend à lire et où l’on emmagasine les connaissances ? D’autre part, que signifierait le lien social recréé à l’intérieur d’un SEL si ses membres continuaient d’être exclus du reste de la vie sociale ? On ne peut tenir pour équitable une coupure entre ceux qui s’insèreraient dans tous les champs de la société et ceux qui devraient se contenter des SEL ou des îlots d’économie solidaire, simples cautères sur une jambe de bois. Tout autre serait la situation où diminuerait progressivement le temps de travail contraint de tous, de façon à éradiquer le chômage, et où augmenterait simultanément le temps libre de tous propice à toutes les activités autonomes.

La progression de la solidarité doit gagner tous les échelons de la société. Penser que solidarité d’un côté et capitalisme de l’autre pourraient cohabiter est probablement illusoire. Les SEL et les oasis d’économie solidaire n’offrent pas d’alternative au capitalisme. D’où la nécessité à la fois de grains de sable et de grains de sel. De préférence, assez gros…

(1) La monnaie d’un SEL présente certains caractères de la monnaie fondante ou « franche » imaginée par Silvio Gesell au début du XXe siècle dans L’ordre économique naturel, Paris, M. Issautier, 8e éd., 1948.
(2) Sauf si une entreprise qui emploierait des salariés réussissait à naître à l’intérieur d’un SEL
(3) Voir F. Bowring, « Les systèmes d’échange locaux reproduisent-ils les inégalités sociales ? », Revue du MAUSS, également dans Silence, n°271, juin 2001.
(4) Voir B. Larsabal, « Le plombier et le médecin » dans ce numéro, pages 12-13.
(5) J.S. Stehli cité par S. Latouche, « La monnaie au secours du social ou le social au secours de la monnaie », Silence, Hors-Série supplément au n°229, « Les SEL : Pour changer, échangeons », 1er trimestre 1998, p. 22. Un Local Exchange Trade System est l’équivalent anglo-saxon d’un SEL.
(6) F. Plassard, « Entre économie de don et économie de marché », Silence, Hors-Série supplément au n°229, op. cit., p. 33.

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