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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
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L’appel de la Palestine


Nous présentons trois textes d’Edward Said rédigés et publiés au cours de la dernière période d’invasion des territoires de Cisjordanie par l’armée israélienne. Ces textes ont été publiés, soit dans la presse arabe en langue anglaise (notamment Al-Ahram Weekly, du Caire), soit dans la presse américaine progressiste (notamment l’hebdomadaire The Nation et le bulletin diffusé sur Internet Counterpunch), soit dans les deux à la fois. Ils constituent ainsi, non seulement une chronique réflexive des événements que nous venons de vivre et qui, au moment où nous constituons ce dossier, ne cessent de prendre des proportions plus dramatiques, émanant d’un des intellectuels et écrivains palestiniens les plus engagés et les plus indépendants à la fois, mais l’exemple d’une tentative pour y intervenir par la pensée et par le discours, à la jonction des deux mondes qui sont ici imbriqués. Le lecteur européen, et notamment, français, en retirera, nous l’espérons, une information précieuse, en opérant au besoin les ajustements

nécessaires.


Etienne Balibar**





Edward Said, né à Jérusalem en 1935, élevé au Caire, en Palestine et au Liban, puis installé aux Etats-Unis après ses études à Princeton et Harvard, professeur de littérature comparée à l’Université Columbia de New York, est considéré comme l’un des grands critiques et théoriciens de la culture dans le monde anglo-saxon et au-delà. Longtemps il a été perçu en France à travers un unique ouvrage, L’orientalisme, publié en 1978 et traduit en 1980 aux éditions du Seuil, qui étudie l’image de « l’orient » non-européen dont la projection a accompagné la construction de l’hégémonie européenne dans le monde aux XIXe et XXe siècles, en lui procurant la contrepartie fictive de sa prétention d’universalité. Il y est mieux connu aujourd’hui grâce aux traductions de plusieurs livres : Des intellectuels et du pouvoir (Seuil, 1996), Retour en Palestine (Arléa, 1997), Israël, Palestine : l’égalité ou rien (La Fabrique, 1999), Culture et impérialisme (Fayard, 2000), ainsi que de ses mémoires : A contre-voie (en anglais : Out of Place), (Le Serpent à Plumes, 2002), auxquels il conviendrait d’ajouter notamment l’ouvrage tiré de sa thèse Joseph Conrad and the Fiction of Autobiography (Harvard University Press, 1966), son principal ouvrage de théorie de la musique : Musical Elaborations (Columbia University Press, 1991), et différents recueils d’essais critiques, dont The World, the Text, and the Critic (Harvard University Press 1983) et tout récemment Reflections on Exile and Other Essays (Harvard University Press, 2000).

Nous remercions vivement Edward Said de nous avoir autorisés à publier en traduction les trois essais suivants, dont il a le copyright. Ils sont réunis en français sous un titre de notre cru, inspiré par le souvenir du grand film de Joris Ivens Indonesia calling.



Etienne Balibar**





Le prix d’Oslo1



Les images diffusées par Al-Jazira, la chaîne de télévision qatari, sont d’une aveuglante clarté. Une certaine forme d’héroïsme palestinien se voit ici, qui en fait l’histoire même de notre époque. Toute une armée de terre, d’air et de mer, abondamment et inconditionnellement armée par les Etats-Unis, sème la destruction sur les 18% de Cisjordanie et les 60% de Gaza concédés aux Palestiniens après dix ans de négociations avec Israël et les Etats-Unis. Les hôpitaux, les écoles, les camps de réfugiés, les habitations civiles palestiniennes subissent l’assaut sans pitié, l’assaut criminel de troupes israéliennes bien à l’abri dans leurs hélicoptères de combat, leurs avions F-16 et leurs tanks Merkavas : et pourtant les combattants de la résistance avec leurs pauvre armement font face à cette force disproportionnée, ils n’ont pas peur et ils ne se rendent pas.

Dans la presse américaine, la chaîne CNN et des journaux comme le New York Times se discréditent en omettant de signaler que « la violence » est inégale et qu’il n’y a pas ici à proprement parler deux adversaires, mais un Etat qui met en œuvre toute sa puissance contre un peuple sans Etat, constamment chassé et dépossédé de sa terre, sans armement ni dirigeants dignes de ce nom. Il s’agit de détruire ce peuple, de « lui porter un coup terrible », comme l’a proclamé sans honte le criminel de guerre qui gouverne Israël. Pour prendre la mesure de son degré de dérèglement mental, il suffit de lire les déclarations de Sharon le 5 mars au journal Haaretz : « L’Autorité palestinienne est derrière la terreur, elle est totalement terroriste. Arafat commande la terreur. La pression que nous exerçons est destinée à mettre fin à la terreur. N’espérez pas qu’Arafat agira contre elle. Il faut que nous leur infligions de lourdes pertes et alors ils comprendront qu’ils ne peuvent à la fois utiliser le terrorisme et obtenir des résultats politiques. »

Les paroles de Sharon sont symptomatiques : elles ne révèlent pas seulement le fonctionnement d’un esprit obsédé de destruction et de haine à l’état pur, elles illustrent l’effondrement général du raisonnement et de l’esprit critique dans le monde depuis septembre dernier. Oui sans doute, il y a eu attentat terroriste. Mais le monde ne se résume pas au terrorisme : il est fait de politique, de luttes, d’histoire, d’injustice et de résistance. Et de terrorisme d’Etat également. Sans qu’universitaires et intellectuels américains ne pipent mot, nous avons succombé à l’abus de langage et au dévoiement du sens. Tout ce qui nous déplaît est devenu terrorisme, tout ce que nous faisons pour combattre le terrorisme est simplement le bien, quoi qu’il en coûte d’argent, de vies humaines, de destructions matérielles.

A bas donc tous les principes rationnels dans lesquels nous prétendions éduquer nos étudiants et nos concitoyens : à la place, nous nous livrons à une orgie de vengeance et de bonne conscience, nous déchaînons la colère de riches et de puissants ayant le bon droit pour eux, ou qui croient l’avoir. Pourquoi s’étonner alors qu’un assassin de quatrième ordre comme Sharon se croie autorisé – par émulation et par voie de conséquence – à faire ce qu’il fait, quand la plus grande démocratie de la terre jette à la poubelle lois, garanties constitutionnelles, droits individuels, et la raison elle-même, dans sa chasse au terrorisme et aux terroristes ?

En tant qu’éducateurs et citoyens, nous avons failli à notre mission en nous laissant mystifier de cette façon et en laissant passer sans tenter d’y opposer le moindre débat public un budget militaire qui s’élève désormais à 400 milliards de dollars, alors que 40 millions de personnes aux Etats-Unis n’ont même pas d’assurance maladie. On dit aux Israéliens, aux Arabes et aux Américains que le patriotisme exige de telles dépenses et de telles destructions parce qu’il s’agit de défendre une juste cause. Mais ça ne tient pas debout. Il s’agit de purs intérêts matériels : conserver leur pouvoir aux gouvernants, leurs profits aux firmes capitalistes, et conditionner les peuples à l’obéissance, aussi longtemps qu’ils ne se décideront pas à se demander où nous mène cette folle course technologique aux bombardements et au meurtre.

La guerre que mène Israël est désormais une guerre aux populations civiles, purement et simplement, mais vous ne l’entendrez jamais présentée ainsi aux Etats-Unis. C’est une guerre raciste, avec une stratégie et une tactique coloniales. Les gens meurent et endurent des souffrances incommensurables – sinistre ironie – parce qu’ils ne sont pas juifs. Mais CNN ne parle jamais de « territoires occupés », toujours de la « violence en Israël », comme si les champs de bataille principaux étaient les salles de concert et les cafés de Tel Aviv et non pas d’abord les ghettos et les camps de réfugiés assiégés de Palestine qu’encerclent désormais plus de 150 colonies israéliennes illégales. Depuis dix ans les Etats-Unis refilaient au monde la duperie d’Oslo, et personne ne prenait conscience du fait qu’Israël n’avait pas lâché plus de 18% de la Cisjordanie et 60% de Gaza. Personne ne connaît sa géographie. Mieux vaut ne pas la connaître, tant est stupéfiant l’écart entre la réalité sur le terrain et la grandiloquence des discours d’autosatisfaction des diplomates !

L’image qu’on nous donne est celle d’Israéliens se battant pour leur survie, mais sûrement pas pour leurs colonies et leurs bases militaires dans les territoires occupés. Il y a des mois que les médias américains n’ont pas publié la moindre carte des lieux. Le 8 mars, journée la plus sanglante pour les Palestiniens du 16e mois de l’Intifada, le journal télévisé de CNN donnait le chiffre de « 40 morts » et ne faisait pas la moindre allusion à la mort d’infirmiers du Croissant Rouge dont les tanks israéliens interdisaient impitoyablement aux ambulances d’accéder aux blessés. Des « morts », un point c’est tout, et pas la moindre image de l’enfer où ils sont plongés en cette 35e année de l’occupation.

Tulkarem, assiégée sans répit avec couvre-feu 24 heures sur 24, coupure de l’eau et de l’électricité, rafles et enlèvement de 800 jeunes hommes, démolition gratuite des maisons des réfugiés, destruction massive des biens personnels (je ne parle pas ici de night-clubs ou d’établissements sportifs mais de baraques et d’appentis misérables qui permettent de survivre à des populations de réfugiés deux fois déjà chassées de chez elles), innombrables cas de cruauté sadique exercée contre des civils désarmés et sans défense, battus et saignés à mort, femmes enceintes bloquées aux barrages routiers israéliens où elles donnent naissance à des enfants mort-nés, vieillards forcés de se déshabiller et de partir pieds-nus sous la menace du M-16 que j’ai payé avec mes impôts pour qu’un jeune soldat de 18 ans mâchant son chewing-gum puisse le brandir contre eux.

Bethléem, son centre-ville et son université détruits, rasés par de valeureux aviateurs israéliens volant à 2 000 mètres de haut dans leurs merveilleux F-16, que mes impôts ont aussi payés. Les camps de Balata, d’Aida, de Deheisheh et d’Azza, les petits villages de Khadr et de Husam, tous pulvérisés sans même une mention dans la presse américaine, sans qu’apparemment, à de rares exceptions près, cela pose un problème à ses éditorialistes new-yorkais. Les morts et les blessés non décomptés, les mourants sans assistance et sans sépulture, sans parler des centaines de milliers de vies estropiées, brisées, marquées pour toujours par la violence gratuite et la souffrance ordonnée à bonne distance, dans le calme et les ombrages de Jérusalem-Ouest par des hommes pour qui la Cisjordanie et Gaza sont des trous à rats lointains, pleins d’insectes et de rongeurs qu’il faut « mater » et chasser, à qui il faut « donner une bonne leçon » comme disent les beaux militaires israéliens. Aujourd’hui, dans la plus massive des attaques, Ramallah est envahie et ruinée par 140 tanks israéliens, achevant la reconquête des territoires palestiniens… qui n’avaient jamais cessé en vérité d’être occupés.

C’est le lourd prix, le prix inconcevable des accords d’Oslo que le peuple palestinien paye aujourd’hui : des accords qui, au terme de dix ans de négociations, ne lui ont laissé que des bouts de territoire sans cohésion ni continuité, des forces de « sécurité » pour mieux garantir sa sujétion à Israël, une vie toujours plus misérable au service du développement et de la prospérité de l’Etat juif. Il n’a servi à rien que pendant ces dix ans quelques-uns d’entre nous aient lancé des cris d’alarme, en montrant que le fossé entre le langage de paix d’Israël et des Etats-Unis et les effroyables réalités du terrain ne se comblait pas, qu’on n’avait pas la moindre intention de le combler. Des mots, des phrases comme « processus de paix » ou « terrorisme » se sont imposés, hors de tout référent réel. Les terres confisquées ont été passées sous silence ou renvoyées à de soi-disant « négociations bilatérales » entre un Etat assurant son emprise sur le territoire qu’il voulait s’approprier à tout prix, et un groupe de négociateurs médiocres et ignorants, à qui il aura bien fallu quatre ans pour se procurer la carte des terres dont ils discutaient le sort, je ne dis pas pour savoir s’en servir.

Et la pire des désinformations, c’est que 54 ans après la catastrophe de 1948, aucun récit de l’héroïsme et des souffrances des Palestiniens n’ait réussi à frayer son chemin. Ce qui permet de nous présenter tous comme des extrémistes violents et fanatiques, pas fondamentalement différents des terroristes dont George Bush et sa clique ont désormais implanté l’image dans les esprits d’une population abasourdie et systématiquement désinformée, avec la complicité d’une armée de commentateurs et de stars des media : les Blitzer, les Zahn, les Lehrer, les Rather, les Brokaw, les Russert et consorts. A quoi bon encore un lobby pro-israélien, quand d’aussi fidèles disciples font ainsi la queue pour rejoindre ses rangs !

Maintenant que le plan de paix saoudien est devenu l’enjeu des discussions et des espoirs, je pense qu’il faut le replacer dans son contexte réel, et non imaginaire. Et d’abord dire que ce n’est rien d’autre que le recyclage du plan Reagan de 1982, du plan Fahd de 1983, du plan de Madrid de 1991, etc. : en d’autres termes qu’il vient après toute une série de plans qu’à la fin Israël et les Etats-Unis ont refusé de mettre en œuvre, et même activement torpillés. Telles que je vois les choses, les seules négociations qui vaillent devraient concerner les étapes de l’évacuation des territoires occupés par Israël, et non pas – comme à Oslo – des marchandages à propos de bouts de terre que de toute façon Israël ne cèdera qu’au compte-goutte. Il y a eu trop de sang palestinien versé, trop de mépris de la part d’Israël, trop de violence raciste déchaînée pour qu’on puisse penser sérieusement revenir à des négociations de type Oslo sous l’égide partisane de cet « honnête courtier » que prétendent incarner les Etats-Unis.

Pourtant, chacun sait que les vieux négociateurs palestiniens n’ont pas abandonné leurs rêves et leurs illusions, et que les rencontres se poursuivaient encore sous les raids de bombardement. Ce que je demande, par conséquent, c’est qu’on fasse droit aux décennies de souffrance palestinienne et aux coûts humains véritables de la politique israélienne avant de légitimer par des négociations des gouvernements qui ont foulé aux pieds les droits des Palestiniens de la même façon qu’ils ont démoli nos maisons et assassiné notre peuple. Nous n’avons que faire de négociations arabo-israéliennes qui ne tiennent pas compte de l’histoire : ce pourquoi nous aurions bien besoin aussi d’historiens, d’économistes et de géographes ayant un peu de conscience, comme il faut que les Palestiniens se choisissent maintenant des négociateurs et des représentants qui sachent sauver quelque chose de la calamité actuelle. En clair, toute rencontre à venir entre des représentants d’Israël et de la Palestine devra partir des dommages causés par Israël à notre peuple et de leur gravité, au lieu de mettre ce fait de côté comme l’a si souvent été l’histoire antérieure. Le fait est que les accords d’Oslo ont amnistié l’occupation, effacé la destruction des immeubles et des vies au cours des trente-cinq premières années de l’occupation. Ayant rajouté tant de nouvelles souffrances, Israël ne peut se voir excusé et sortir des négociations sans qu’on lui présente, au moins pour la forme, une facture de réparations pour le mal qu’il a fait.

On me dira que la politique concerne le possible, non le souhaitable, et que nous devrions déjà être bien contents si Israël reculait un peu. Je ne suis pas d’accord. Ce qu’il faut négocier, c’est la question de savoir quand Israël va entamer son retrait complet des territoires, non pas quelle proportion il voudra bien en concéder. Un conquérant barbare ne doit pas être autorisé à faire des concessions : il faut qu’il rende ce qu’il a pris et qu’il paye pour les déprédations dont il est responsable, tout comme Saddam Hussein devait payer et a payé pour son occupation du Koweït. Nous sommes encore loin de ce but, même si dans l’intervalle le courage extraordinaire et l’inflexibilité des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza ont remporté sur Sharon une victoire morale et politique, et si les jours de son pouvoir sont comptés. Mais qu’en l’espace de deux décennies ses armées aient pu envahir à volonté les villes arabes, semant la mort et la destruction sans que pipe mot la collectivité du « monde arabe », en dit long sur nos grands dirigeants !

Pour finir, je ne sais pas ce qu’imaginent faire les gouvernants arabes qui observent un si délicat silence pendant que la Palestine est violentée à même les écrans de télévision. Mais je peux imaginer qu’au fond de leur âme, ils éprouvent pas mal de honte et de déshonneur. Impuissants militairement, politiquement, économiquement et par-dessus tout moralement, ils ont perdu toute crédibilité et toute stature, sauf comme pions sur l’échiquier américano-israélien. Peut-être pensent-ils mettre en œuvre une tactique d’attente. Peut-être. Mais pas plus qu’Arafat et les siens ils n’ont été capables de comprendre la nécessité d’une campagne d’information systématique pour protéger leurs peuples des agressions de ceux qui voient en tout Arabe un fanatique militant, un extrémiste, un terroriste. Le bon côté de la chose, c’est que le temps de ce comportement irresponsable et méprisable est compté. La nouvelle génération saura-t-elle faire mieux ? Nous verrons bien. Ce qui sera décisif en tout cas, c’est que nous changions complètement d’attitude en matière d’éducation et de laïcité. De là dépendra au bout du compte que nous retombions dans la désorganisation, la corruption et la médiocrité collectives, ou que nous devenions enfin une nation.



Ce qu’a fait Israël2



Israël a beau empêcher la presse d’accéder aux villes et aux camps de réfugiés de Cisjordanie, l’information et les images de l’invasion et des destructions gigantesques qu’elle entraîne sont arrivées à percer. Des centaines de témoignages et de photos sont passés sur Internet ainsi que sur les chaînes de télévision arabes et européennes, pour la plupart censurés ou déniés par les grands media américains. Nous avons ainsi la preuve irréfutable du but que la campagne militaire israélienne a toujours visé : subjuguer, sans retour possible, le territoire et la société palestinienne. Selon l’interprétation officielle (entérinée par la quasi-totalité des commentateurs américains), Israël défend son existence, en exerçant des représailles contre les attentats suicides qui menacent sa sécurité et sa survie. Cette version des choses est passée au rang de vérité incontestable, et ni les actions d’Israël ni les actions exercées sur lui n’y ont changé grand chose.

« Eradiquer les réseaux terroristes », « détruire l’infrastructure du terrorisme », « réduire les nids de terroristes », tels sont les mots d’ordre qu’on nous martèle (on notera la totale déshumanisation de la terminologie), et qui confèrent à Israël le droit de mener à bien ce qui a toujours été son objectif : anéantir la vie civile palestinienne, au prix du maximum de dégâts, de destructions gratuites, de meurtres, d’humiliations, de vandalisme, de violence sans utilité mais traduisant son écrasante supériorité technologique. Il est difficile, à vrai dire, d’imaginer dans le monde actuel qu’un Etat ait pu faire ce que vient de faire Israël avec autant de soutien et d’aide matérielle qu’il en a reçu des Etats-Unis. Il est difficile d’imaginer autant d’obstination, de furie destructrice, de perte du sens des réalités que vient d’en démontrer Israël.

Et pourtant on peut voir à quelques signes que la crédibilité de ces justifications invraisemblables, l’inepte idée d’une « défense de l’existence d’Israël », commence à s’éroder, au vu de l’ampleur et de la brutalité inimaginables des dévastations perpétrées par l’Etat juif et son premier ministre, le criminel Ariel Sharon. Voyez par exemple ce reportage publié en première page du New York Times du 11 avril, sous le titre « Les attaques israéliennes réduisent les usines palestiniennes à l’état de métal tordu et de gravats » : « Il est difficile – écrit Serge Schmemann, qui n’a pourtant rien d’un propagandiste des thèses palestiniennes – de mesurer l’ampleur des destructions dans les villes et bourgades de Ramallah, Bethléem, Tulkarem, Qualquilya, Naplouse et Jénine tant qu’elles sont toujours assiégées, leurs rues sous le feu des patrouilles militaires et des snipers. Mais on peut affirmer d’ores et déjà que c’est l’infrastructure même de la vie et de tout Etat Palestinien à venir qui a été dévastée. » Donner l’assaut au camp de réfugiés de Jénine, un quartier d’habitations de fortune d’un kilomètre carré abritant 15 000 réfugiés et quelques douzaines d’hommes armés de fusils automatiques, sans fortifications, sans commandement, sans missiles ni blindés, au moyen de 50 tanks, 250 frappes de missiles air-sol par jour, et des douzaines de sorties de F-16, et appeler cela « réponse » à la violence terroriste et à la menace de mort contre Israël, relève d’une inhumanité calculée tout à fait invraisemblable. Les témoignages oculaires indiquent que dans les décombres du camp sont enfouis des centaines de cadavres que les bulldozers israéliens tentent maintenant de recouvrir de gravats.

Il ne sera pas aisé de précipiter dans l’oubli des actes de ce genre. Et c’est aux amis d’Israël de lui poser la question : comment une politique aussi suicidaire peut-elle lui apporter la paix, la reconnaissance, la sécurité ?

Quel objectif de lutte anti-terroriste poursuit-on lorsqu’on détruit le bâtiment et qu’on fait main basse sur les dossiers du ministère de l’Education, de la municipalité de Ramallah, du Bureau Central des Statistiques, des différents instituts de défense des droits civils, de santé publique et de développement économique, des hôpitaux, des stations de radio et de télévision ? N’est-il pas évident que ce que cherche Sharon, ce n’est pas seulement de « briser » la résistance, mais d’anéantir l’existence nationale et les institutions politiques des Palestiniens ?

Ce que je pense, c’est qu’il n’y aura pas de paix imaginable tant qu’on fermera les yeux sur le vrai problème : le refus absolu par Israël d’accepter l’existence d’un peuple de Palestine, sa souveraineté et ses droits sur ce que Sharon et la majorité de ceux qui le soutiennent considèrent comme le territoire exclusif du Grand Israël, à savoir la Cisjordanie et Gaza. Un portrait de Sharon publié dans le Financial Times des 6 et 7 avril derniers se concluait par l’extrait suivant de son autobiographie, que le journal présentait en précisant : « Il l’a écrite avec fierté en pensant à ses parents dont la conviction était que les Juifs et les Arabes pourraient vivre côte à côte ». Mais, nous dit Sharon, « ils ne doutaient pas d’être les seuls à avoir des droits sur la terre de Palestine. Et personne ne les en chasserait, que ce soit par la terreur ou autrement. La terre ne vous appartient physiquement […] que si vous avez le pouvoir : matériel et spirituel. »

En 1988 l’OLP a accepté la partition de la Palestine historique en deux Etats. Cette concession considérable a été réaffirmée à plusieurs reprises, en particulier dans les accords d’Oslo. Mais attention : seuls les Palestiniens ont explicitement admis la notion de partition. Israël, quant à lui, ne l’a jamais fait. Voilà pourquoi nous avons aujourd’hui plus de 170 colonies implantées dans les territoires palestiniens, et 500 kilomètres de « routes de contournement » qui les relient entre elles et interdisent les déplacements des Palestiniens sur leur propre sol (ayant coûté la bagatelle de 3 milliards de dollars, fournis par les Etats-Unis, si l’on en croit les chiffres de Jeff Halper, du Comité israélien contre les démolitions d’habitations). Voilà pourquoi aucun Premier ministre depuis Rabin n’a jamais concédé la souveraineté en Palestine aux Palestiniens, et pourquoi d’année en année les implantations n’ont cessé d’augmenter. Il suffit d’un coup d’œil aux cartes récentes des territoires pour comprendre à quoi s’est employé Israël tout au long du « processus de paix », et ce qui en est résulté comme démantèlement et morcellement de la vie des Palestiniens. Le fait est qu’Israël se considère lui-même, et considère le peuple juif comme seul légitime propriétaire de la « terre d’Israël ». Il y a des lois foncières en Israël même pour le garantir, mais le réseau des implantations et des routes, et le refus de concéder toute souveraineté territoriale aux Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza remplissent exactement la même fonction.

Ce qui laisse rêveur c’est qu’aucun diplomate ou homme politique, qu’il soit américain, palestinien, arabe, européen ou fonctionnaire des Nations Unies, n’ait jamais contesté la position israélienne sur ce point, qui constitue le fil rouge des accords et documents officiels d’Oslo. Et c’est bien pourquoi, après 10 ans de « négociations de paix », Israël n’a toujours pas abandonné le contrôle de la Cisjordanie et de Gaza. Aujourd’hui Israël ne fait que contrôler les territoires (ou se les approprier ?) encore plus directement au moyen d’un millier de tanks et de plusieurs milliers de soldats, mais le principe est toujours le même. Aucun dirigeant israélien, et en tout cas pas Sharon et ses soutiens du parti du « Grand Israël » majoritaires au gouvernement, n’a jamais reconnu officiellement que les territoires sont « occupés », ni a fortiori n’a admis que les Palestiniens ont ou pourraient un jour avoir des droits souverains : c’est-à-dire sans qu’Israël garde le contrôle de leurs frontières, de leurs ressources aquatiques, de leur sécurité à l’intérieur de ce qui, pour le monde entier, est pourtant le territoire palestinien. Aussi les discours devenus à la mode sur la « vision » d’un Etat Palestinien ne sont-ils, hélas, qu’une vision, et ils le resteront tant que le gouvernement israélien ne fera pas de concessions publiques et officielles sur la question de la propriété de la terre et de la souveraineté. Aucun gouvernement israélien n’a jamais rien cédé sur ce point et je pense qu’aucun ne cèdera rien dans l’avenir immédiat. Souvenons-nous qu’Israël est le seul Etat au monde à n’avoir toujours pas de frontières fixées en droit international, le seul qui n’est pas l’Etat de ses citoyens mais de la totalité du peuple juif, le seul dont 90% des terres appartient à une agence qui en réserve l’usage exclusif au peuple juif. Souvenons-nous que c’est le seul Etat au monde à n’avoir jamais reconnu les principes fondamentaux du droit international (comme le rappelait récemment Richard Falk dans les colonnes d’Al Ahram). Cela en dit long sur la profondeur, la rigueur absolue du rejet auquel sont confrontés les Palestiniens.

Voilà pourquoi je n’ai cessé d’exprimer mon scepticisme envers les discussions de paix : c’est un beau mot, mais qui dans le contexte actuel veut simplement dire que les Palestiniens devront cesser de s’opposer au contrôle de leur terre par Israël. Parmi les multiples faiblesses de la direction politique catastrophique d’Arafat (pour ne rien dire de celle, encore plus lamentable, des dirigeants du monde arabe), il faut compter le fait que tout au long des dix ans qu’a duré le « processus d’Oslo », il n’a jamais mis la question de savoir à qui appartenait la terre au centre des négociations, et donc n’a jamais mis Israël en position de déclarer si oui ou non il abandonnerait ses prétentions exclusives et reconnaîtrait le droit des Palestiniens à leur terre. Pas plus qu’il n’a jamais exigé d’Israël qu’il assume la moindre responsabilité dans les souffrances du peuple palestinien. Et maintenant je redoute qu’il se soucie simplement, une fois de plus, de son propre salut, alors que nous avons besoin avant tout d’observateurs internationaux pour nous protéger et d’élections libres pour ouvrir un avenir politique réel au peuple palestinien.

La question de fond que ne peuvent éluder Israël et son peuple est la suivante : veulent-ils enfin assumer les droits et les devoirs d’un Etat comme un autre, abjurant formellement les prétentions territoriales absurdes au nom desquelles Sharon, ses parents, ses soldats, n’ont cessé de combattre depuis l’origine ? En 1948 les Palestiniens ont perdu 78% de la Palestine. En 1967 ils ont perdu les 22% restants, à chaque fois au profit d’Israël. Il faut maintenant que la communauté internationale place Israël dans l’obligation d’accepter une partition réelle, pas une fiction de partition, de reconnaître le principe d’une limitation de ses revendications insoutenables d’origine « biblique » et d’abroger la législation qui lui a permis de déposséder et d’expulser un autre peuple. Pourquoi cet intégrisme est-il accepté sans discussion ? On nous explique que les Palestiniens doivent renoncer à la violence et condamner le terrorisme. Mais exige-t-on jamais d’Israël en contrepartie quoi que ce soit de significatif ? Et se peut-il qu’il continue dans la même voie sans jamais penser aux conséquences qui s’ensuivront ? Voilà la vraie question de vie ou de mort pour Israël : est-il capable de vivre en Etat comme les autres, ou faudra-t-il toujours qu’il se place au-dessus des règles et des obligations qu’admettent les Etats de droit dans le monde d’aujourd’hui ? Quand on voit le passé, on n’est guère optimiste.



Au delà du massacre3



Quiconque a des liens avec la Palestine éprouve aujourd’hui colère et consternation. La guerre coloniale totale contre le peuple palestinien dans laquelle Israël vient de se lancer avec le soutien de George Bush, dont l’incompétence et les contradictions laissent pantois, semble répéter ce qui s’était passé en 1982. Mais elle est bien plus grave que les précédentes invasions de 1971 et 1982. Car, aujourd’hui, le climat politique et moral est devenu plus brutal et plus simpliste. Les media ont accentué leur travail de sape en faveur de la version israélienne des choses, focalisant l’attention sur les attentats suicides, soigneusement isolés du contexte des 35 ans d’occupation des territoires palestiniens en violation du droit international. La « guerre contre le terrorisme » a envahi l’actualité mondiale. Le monde arabe est plus inconsistant et éclaté que jamais.

Tout cela, si le mot convient, n’a fait qu’exalter et déchaîner les instincts meurtriers de Sharon. Il peut faire beaucoup plus de mal et plus impunément qu’avant. Mais cela signifie aussi que ses entreprises sont vouées à l’échec, et toute sa carrière politique menacée de faillite, tant il est vrai que l’obstination dans la destruction et dans la haine ne conduisent jamais ni au succès politique, ni même à la victoire militaire. Des conflits entre peuples comme le conflit israélo-palestinien recèlent plus d’éléments déterminants qu’on n’en peut éliminer avec des tanks et des avions, et quelle que soit l’insistance avec laquelle Sharon continue de claironner ses incantations dénuées de sens contre le terrorisme, une guerre contre des civils désarmés ne produira pas le résultat politique durable dont il rêve. Les Palestiniens ne partiront pas. Et Sharon a toutes les chances de finir honni et rejeté par son peuple. Son seul projet est de détruire tout ce qui touche à la Palestine et aux Palestiniens. Sa fixation incontrôlée sur Arafat et sur le terrorisme ne fait rien d’autre que d’accroître le prestige de son adversaire, et de mettre en lumière ce que sa position a d’aveugle et de dément.

Au bout du compte, Sharon est le problème des Israéliens, ce n’est pas le nôtre. Ce qui nous importe avant tout, désormais, c’est de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour assurer la suite, en dépit de l’immensité des souffrances et des destructions qu’une guerre criminelle nous fait subir. Quand un homme politique, retiré des affaires, aussi connu et respecté que Zbigniew Brzezinski, déclare à la télévision qu’Israël se comporte comme le régime raciste d’Afrique du Sud, on peut imaginer qu’il n’est pas seul de cet avis, et qu’en Amérique et ailleurs de plus en plus de gens sont déçus et même dégoûtés de la façon dont Israël joue les avant-postes de la puissance américaine. Les Israéliens pompent beaucoup trop d’argent, ils isolent les Etats-Unis diplomatiquement, ils nuisent sérieusement à la réputation morale de la nation américaine auprès de ses alliés et de ses propres citoyens. Mais dans la détresse qui est aujourd’hui la nôtre, la question est aussi de savoir ce que nous, Palestiniens, avec notre raison, pouvons conclure de la crise pour en nourrir nos projets d’avenir.

Ce que je voudrais proposer maintenant n’a aucune prétention à l’exhaustivité, mais c’est le fruit d’années d’engagement pour la cause palestinienne, venant de quelqu’un qui appartient justement aux deux mondes : le monde arabe et le monde occidental. Les quatre points sur lesquels je veux insister, liés entre eux, ne couvrent pas tout. Ils sont ma modeste contribution à notre réflexion commune dans cette heure difficile.

1. Pour le meilleur et pour le pire, la cause palestinienne n’est pas seulement une cause arabo-musulmane, elle est devenue cruciale pour plusieurs mondes différents, mutuellement conflictuels mais entrelacés. Agir pour la Palestine impose de prendre conscience de cette complexité et d’en réfléchir soi-même les différents aspects. Il nous faut pour cela des dirigeants d’un haut niveau d’instruction, de vigilance, d’intelligence, et qui jouissent d’un large soutien démocratique. Il faut, comme Nelson Mandela ne s’est jamais lassé de le répéter à propos de son propre combat, avoir la conscience du fait que la Palestine est l’une des grandes causes morales de notre temps, qui exige d’être défendue comme telle. Il ne s’agit pas de marchander, de trouver d’habiles compromis, ou de faire carrière. Il s’agit pour les Palestiniens de se hisser à la hauteur de leur propre cause, et de s’y maintenir.

2. La puissance a plusieurs formes, et la forme militaire n’est que l’une d’entre elles. Si l’Etat d’Israël a pu faire ce qu’il a fait aux Palestiniens depuis 54 ans, c’est grâce à une campagne d’opinion permanente, scientifiquement organisée, destinée à légitimer les actes des Israéliens tout en noircissant et en occultant les actes des Palestiniens. Il ne s’agit pas ici de l’entretien d’une puissante armée, mais du conditionnement de l’opinion publique, en particulier aux Etats-Unis et en Europe occidentale. Un tel pouvoir s’acquiert par un travail de longue haleine, portant méthodiquement sur les points qui permettent de favoriser l’identification avec les positions israéliennes, et de présenter les Palestiniens comme des gens dangereux et répugnants, qui menacent Israël et qui par conséquent « nous » menacent. Depuis la fin de la guerre froide, l’importance de l’Europe en termes de formation de l’opinion par l’image et par les idées est devenue pratiquement insignifiante. C’est l’Amérique qui est le champ de bataille (hors de la Palestine elle-même). Or nous n’avons tout simplement jamais compris l’importance d’un travail politique de masse, systématiquement organisé, dans ce pays, en sorte que par exemple l’Américain moyen cesse de penser immédiatement « terrorisme » quand le mot « Palestinien » est prononcé. Pourtant seul ce type de travail protégerait, au sens strict du terme, les victoires que nous remportons sur le terrain dans notre résistance à l’occupation israélienne.

Ce qui a assuré l’impunité à l’Etat d’Israël, c’est donc le fait qu’aucun mouvement d’opinion pour notre défense ne soit en mesure d’arrêter Sharon au moment de commettre ses crimes de guerre sous le prétexte de « combattre le terrorisme ». Quand on voit la puissance insidieuse et universelle qu’exercent les émissions diffusées par CNN, par exemple, dans lesquelles l’expression « attentat suicide » répétée des centaines de fois par heure glace d’effroi le consommateur et contribuable américain, on se dit que c’est une négligence impardonnable de ne pas avoir demandé à des gens comme Hanane Ashraoui, Leila Shahid, Ghassan Khatib ou Afif Safié, pour n’évoquer qu’un petit groupe d’intellectuels palestiniens, de s’installer à Washington, et d’y être prêts à venir sur CNN ou sur d’autres


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