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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
par Nicolas Frize
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Enfin perdus !


En ce temps-là, presque tous les peuples étaient sauvés. Alimentés de mythes sacrés, de textes divins, de morales et de missionnaires, ils charriaient des croyances incroyables, avaient un ou plusieurs dieux qui les guidaient partout dans leurs errements, qui leur promettaient d’être sauvés. En ce temps-là, tout le monde voulait sauver l’autre et se sauver soi-même (fuir pour aller mieux). Ils s’étaient organisés en religions qui faisaient grand bruit, celles-ci propageant leurs idées au-delà même de leurs lieux privilégiés de méditation : de siècle en siècle, elles avaient même acquis un pouvoir leur permettant de s’extraire physiquement du pouvoir et d’agir dans le tissu mental et comportemental des hommes de façon infrastructurelle et sociale ; cette période dura jusqu’au milieu, à peu près, de l’an 2002.

Il faut dire que leurs appuis étaient nombreux et que les organisations sociales et politiques des époques successives qu’elles traversèrent se servirent sournoisement d’elles pour se maintenir, consciemment ou non : les unes alimentaient donc de diverses façons les peurs des hommes (la mort…) et les inquiétudes sociales (l’oubli, la misère…), ce qui permettait aux autres, ensuite, de maintenir leurs théories morales – la solidarité, la pitié… – et leurs effets concourants – le passéisme, la violence… –. Jusqu’à leur effondrement du début du troisième millénaire, elles jouissaient en effet d’un lit culturel confortable, dominant et permanent, assoiffé de bonté et de tolérance. Elles s’ancraient dans deux grandes pulsions idéologiquement forgées et maintenues au fil des vies, des guerres, des lois, des évolutions sociales des hommes :

- la peur de l’inconnu, du non expliqué, de l’étrange et de l’existence tout court contraignait celui qui ne supportait pas l’absence de réponse à en inventer une, littérale et positive, simple et accessible : ce qui ne se comprend pas n’est pas incompréhensible mais « surnaturel » ! Le langage et la démonstration manquants, l’homme inventait un hors champ légitime, hystériquement anthropomorphique, qu’il habillait de personnages et d’intentions : les religions étaient nées. Comme il fallait des preuves pour transformer l’irrationnel en divin, expliquer à tout prix ce qui n’est pas explicable, on allait puiser dans l’art, ou lui suggérer de revêtir l’habit émotionnel, afin de traduire comme il sait le faire la métaphysique par l’immatériel, le mystérieux par le magique, le poétique par le pulsionnel ; il joua d’ailleurs un double rôle d’excitant et de calmant, d’alimentation des craintes et de rassemblement des quiétudes. Ainsi, la religion et l’art furent intimement liés au fil des temps autour de la question du « surnaturel », expliqué par l’un, exprimé par l’autre ;

- la peur de mourir était omniprésente durant toutes ces époques, elle avait pour principal moteur des montagnes d’orgueil, un narcissisme obsessionnel, un ego outrancier, une mythomanie maladive et une libido guerrière. Très rapidement, une répartition des rôles attribua aux femmes le rôle de faire naître et aux hommes celui de faire mourir : c’était la même angoisse qui s’exprimait là des deux côtés. Peu d’entre eux avaient lu Epicure, Montaigne… et la mort était pour tous un état conscient désespéré : il est insupportable d’avoir disparu ! Outre l’absurdité d’une telle pensée, la faute existentielle était grave, plaçant l’individu au cœur de sa vie et non au cœur du monde, ne pouvant concevoir que quelque chose soit sans soi ! !



Ainsi, ces religions s’appuyaient sur les œuvres pour sublimer la passivité du destin, faisant des statues pour l’adoration, des peintures prônant la soumission ou la vengeance, créant de toutes pièces un pactole de superstitions, rassemblant les foules pour les faire chanter ensemble dans des acoustiques envahissantes et fascinatoires (les voix lentes, puissantes et solennelles des prêcheurs avaient dix secondes de réverbération !), commandant des œuvres musicales fatales, intériorisées ou tempétueuses, capricieuses ou éthérées, immobiles comme le temps et fracassantes comme la volonté, doucement généreuses comme la miséricorde, évaporées et innocentes comme les voix des enfants qu’elles instrumentalisaient. Énorme gourmandise de pouvoir et grand tour de magie mentale planétaire. Tout ce qui trahissait la morale était fortement réprimé. Prosélytes et totalitaires, ces religions étaient au service d’une mission, celle que leur avait confiée « Dieu ». Beaucoup d’artistes utilisaient leur art pour s’y croire et cherchaient par tous les moyens des stratagèmes de mystification, en particulier du côté du sacré : concentrés et inspirés, ils se croyaient croyants lorsqu’ils voyaient leurs œuvres les sublimer, les dépasser – ce qui est pourtant ordinaire et propre à toute aventure de création artistique !

L’idée d’un dieu puissant et revendicatif, d’un sauveur mythomane et exigeant, a été, méprisant toute la réalité du monde en un coup baguette magique, jusqu’à inventer dans un fracas fascinant et confus, une vie sans la mort ! Trépignantes et vociférantes de douceur vénéneuse, ces religions résistantes entraînèrent les hommes dans la contrainte et la peur de la vie, dans des promesses d’immortalité et d’orgueil, dans des morales individualistes et culpabilisantes. Ce qui était fort dans la procédure était que tout le monde et chacun pouvait se passer de l’hypothétique retour du missionnaire absent : barbotant dans cette culture, il lui suffisait de s’écouter lui-même… Certains artistes, à l’époque, étaient de parfaits relais culturels ; peintres schizophrènes, chorégraphes solitaires, architectes allumés, compositeurs transfigurés, écrivains transis…, ils prenaient tous garde à leurs positions sociales, toujours proches du pouvoir (ils ont presque toujours vécu du labeur des autres), cédaient sans dommage à leurs tentations cathartiques, se prenant eux-mêmes pour une entité immortelle, jouaient en public avec leur ego, faisant d’eux les maîtres de l’esthétique futuriste pour les uns, les élus gardiens du temple et du passé objectif pour les autres – il fallait assister à l’exécution de leurs œuvres ou être confrontés à leur diffusion massive pour mesurer à quel point ils avaient le sens du rituel et du sacrement d’eux-mêmes !

Evidemment, un petit humain ne peut regarder les spermatozoïdes ou le plancton, encore moins sentir l’électromagnétisme, la gravitation ou les réactions nucléaires, il ne peut que les penser. Cette nécessité de tout penser parce qu’il ne pouvait rien voir le conduisit fatalement à penser à n’importe quoi, histoire d’espérer y voir quand même un jour. Voir pour croire, croire pour voir, à des choses insensées, des galipettes célestes qui le faisaient rêver, des histoires de fées et de sorcières, assorties de messages de saluts et de santons colorés, une vierge effarouchée, des animaux sortis de la chaîne alimentaire, des mages à peine intéressés par le commerce, un envoyé spécial noyé en haut d’une croix, le tout en couleur pourpre et doré, genre mille et une nuits d’horreur, entouré d’auréoles volantes, un peu d’or, d’encens et beaucoup d’argent en immobilier, comme un père noël dont la hotte serait pleine de miséricorde et de vengeance. Très vite, cette obligation de substituer aux questions existentielles une réponse passive et totalisante a produit beaucoup de falsifications, qui au fil des temps ont construit une organisation sectaire sur le dos de la cécité et du narcissisme des gens. Des opportunistes très excités ont pris leur plus belle plume et se sont dit « pourquoi ne pas s’auto proclamer propriétaires ! ». Ils se sont alors rédigés entre eux des lettres de patente (reliées en cuir) pour revendiquer la propriété de terres qu’ils se sont promises pour l’éternité (ils ont dans le même élan inventé le mot Éternité), dans une région riche en matières premières, précisément là où ils étaient (pour faire moins loin), entre l’orient et l’occident. Pour asseoir leur fiction, ils en ont profité pour s’élire tout seuls car à cette époque on n’avait pas besoin d’électeurs pour être élus ! D’autres, moins opportunistes mais plus angoissés, ne supportant pas l’idée que le monde puisse avoir l’outrecuidance de leur survivre, ont inventé l’immortalité, aidés par d’autres petits magiciens de l’éternité : ils étaient fous à l’idée que leur ego devienne fou ; étranglés par leurs fiertés anxieuses, peu philosophes et guettant paranoïaquement le centre du monde, ils ne toléraient pas l’idée même d’existence, faite d’apparitions et de disparitions et voulaient l’extraire de sa condition mécanique (de fait, ils tuaient beaucoup autour d’eux). Ils inventèrent les religions et se mirent à boire, se droguer et écrire des livres « Mourir n’est pas mourir », « La torah », « Dîtes leur que la mort n’existe pas», « La Bible : Ancien Testament », « Mémoire des vies antérieures », « La vie après la vie », «Le coran », « Nous sommes tous immortels », « La Bible : Nouveau Testament », « Au delà » etc., la liste est sans fin…



Vite de l’air, de la musique, de la peinture, de la danse, de l’Art, de l’air, de l’Art, de l’air.

Il faut souffler maintenant. Non, ce n’était pas un cauchemar, mais il est loin, tout cela est bien fini, le ciel s’est ouvert, l’infiniment petit et l’infiniment grand se sont rejoints, ailleurs que dans la perception de l’homo sapiens, l’homme a compris que décidément, il n’entendait pas loin (1 km dans le meilleur des cas), qu’il ne voyait pas beaucoup de détails minuscules et encore moins de détails lointains, que sa mémoire consciente ne dépassait pas la durée de sa propre vie, que sa perception des odeurs, des gaz, des liquides… était doucement limitée, que la lucidité de ses sentiments était éphémère… Il est devenu raisonnable, à savoir plus sensible, plus éloigné de sa propre présence, plus proche d’une vision fusionnelle de l’immatériel et du matériel, plus respectueux d’une conception phénoménologique de l’état du monde, de l’existence : la vie et la mort tendues ensemble.

Aujourd’hui, devant nous, s’est ouvert un monde charnel et mental, enfin subjectif et honnête. Un monde dans lequel nous nous projetons au lieu de nous y regarder, dans lequel nous inventons au lieu de nous y reproduire, dans lequel nous créons au lieu de seulement procréer, dans lequel nous devenons responsables. Notre conscience nous sert à sortir, à respirer, à concevoir, à prêter l’oreille et à tendre l’ouïe, à nous adresser aux œuvres au lieu de croire qu’elles s’adressent à nous. Quel bonheur nous entoure !

Tout ce qui nous subjugue nous dépasse, déstabilise notre discernement, ne nous apparaît pas comme supérieur ni mystérieux : nous en goûtons et nous y intéressons avec humilité, appétit et affection. Nous savons que l’histoire appartient à l’enchevêtrement des combinaisons possibles entre les hasards, les intuitions humaines, les forces physiques, les désirs amoureux, les soifs guerrières ou stratégiques, qu’elles soient directes, différées ou déléguées… Rien n’est lié, les effets n’ont pas les mêmes causes, mais tout est en corrélation.

C’est un monde doté de sensibilité, aimant l’étranger et l’insécurité philosophique, acceptant l’ignorance, gourmet et goulu, fondant et croquant devant tant de mouvements qui l’entourent, amoureux, excité du sens que prennent les choses lorsqu’elles se mêlent d’apparaître dans un langage abstrait, assez féru de statistique pour arrêter de confondre sans cesse les hasards et les signes paranoïaques, assez féru d’astrophysique et de chimie pour garder en mémoire les échelles qui nous entourent et dépasser sa vision enfantine, assez matérialiste pour envisager l’existence comme une longue aventure dialectique, toujours en balancement, assez humaniste pour ne pas jouir de la mort des autres, confiant en l’idée qu’un minimum de conscience de l’histoire est vital !

L’Art ayant fini par prendre sa juste place « politique », les religions ont reculé puis, obsolètes, ont disparu totalement (et avec elles les artistes qui avaient le goût du divin !)… Dans son abstraction, sa contemporanéité, par la révolution esthétique qu’il produit, bousculant les références et les repères, l’Art s’adresse aux formes, ses suggestions sont immatérielles, profondes, interpellant la métaphysique, prenant de la distance avec ses outils de fascination : le noir et la lumière, l’amplification, les disparitions et apparitions… Il parle à la perception sans le langage, spontanément et dans la durée, il est l’avocat de l’inattendu, de l’inouï. La peinture non figurative et la musique contemporaine cherchent un langage déréférencé, bouleversent l’usage des mots, des attitudes ou des regards, des représentations et des icônes. Chaque homme ne se vit plus comme un centre dont les autres seraient la périphérie, il n’y a plus d’élus ni de héros, sa vie est intimement liée à sa mort, c’est le « b, a : ba » du développement de la matière, de la formation des étoiles, de la vie des cellules, de la climatologie, de la physique, de la philosophie ! Ce qui nous importe n’est pas la parcelle de monde dans laquelle nous serons uniques et qui nous apportera confort immédiat et pérennité, nous ne faisons pas des enfants pour nous prolonger, nous transmettre ou résister à notre usure. Ce qui nous importe est la qualité possible que notre existence (mort incluse) dépose dans l’existence générale, dans les transformations incessantes et ce que cela produit, hors de tout contexte de durée liée à notre conscience, c’est-à-dire à notre vie. Les œuvres artistiques sont une partie importante, symbolique, physique, mentale, charnelle, de cette qualité existentielle que nous projetons dans l’univers humain. Ce sont elles qui nous relient à l’humilité de notre perception, ce sont elles qui prolongent notre connaissance rationnelle, ce sont elles qui ébranlent nos certitudes et les resituent dans nos cultures, ce sont elles qui nous insécurisent en nous apprenant le plaisir, ce sont elles qui nous rappellent à la tendresse de l’inconnu, de l’abstrait, de l’extérieur, de l’altérité. Les œuvres ne sont pas matérielles, même si certaines d’entre elles sont physiques (oh ! privilège de la musique de n’être que du vent, des variations de pressions atmosphériques !). Elles sont mentales, épidermiques, pulsionnelles, intellectuelles, sexuelles, véhicules historiques, idéologiques, philosophiques… En voulez-vous en voilà ! Nous nous y perdons, nous sommes enfin perdus, c’est notre jouissante et combative errance d’aujourd’hui.

Compositeur de musique contemporaine.
Nicolas Frize

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