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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
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Le corps cellulaire


Il y a deux ans, on m’a diagnostiqué un cancer du sein. Il s’agissait d’un cancer à un stade déjà avancé exigeant un traitement de fond : chirurgie, six mois de chimiothérapie suivis de six semaines de radiothérapie. A l’issue du traitement, aucune guérison n’est garantie. Je dois être suivie régulièrement et vivre dans l’ignorance du temps qu’il me reste à vivre. Et je ne sais s’il me réserve peur ou souffrance. Bien sûr, c’est notre lot commun à tous, aucun de nous ne sait quand il va mourir, ou s’il souffrira émotionnellement ou physiquement. Comme dit le proverbe : « you could get run over by a bus » (littéralement, « on peut se faire écraser par un bus », N.D.T.). A tout moment, nos vies peuvent être interrompues. Sauf que moi je connais mon bus, il est au bout de ma rue. C’est là toute la différence. J’ignorais, avant le cancer, le visage de ma propre mort. Je savais que j’allais mourir, comme nous tous. Mais c’est un savoir bien abstrait. Nous avons beau faire l’expérience de la mort autour de nous ; j’ai eu, à un âge relativement jeune, plus que ma part de morts dans ma vie et je croyais savoir ce que mourir voulait dire.

Aujourd’hui, je sais bien que la mort qui a frappé les gens qui m’étaient chers était leur mort. Pas la mienne. Elle est arrivée autour de moi, tout près. J’ai été affectée par ces différentes morts, mais elles n’en étaient pas moins celles des autres. Lorsque j’étais malade, j’ai contemplé ma mort. Ma propre mortalité. Et je l’ai trouvée intéressante. Effrayante mais fascinante.

Ce qui m’a paru curieux au début, c’étaient les mots employés autour du cancer: bataille, combat, subir, victime, lutte, échec, perte, défaite. Tout ce langage guerrier. Et pourtant, il est dirigé contre le corps, ce corps mou, docile, abîmé. Je n’arrivais pas à me résoudre à employer ces mots à mon propos. Je continuais à travailler. Je ne voulais surtout pas m’arrêter. Je ne supportais pas l’idée de m’aliter et d’être malade pendant les huit mois qui séparaient la découverte de ma maladie et la fin du traitement. (D’autres personnes réagissent différemment, com-me je pourrais le faire à tout autre moment. Mais ce fut ma réaction à l’époque.) L’idée de me représenter mon corps comme un champ de bataille m’était odieuse. J’ai refusé de le faire. Et j’ai fait jurer à ma compagne que si je mourais – quand je mourrai – personne ne pourrait dire de moi que j’avais « mené un long combat contre le cancer » ! Stella est tombée malade, elle a continué sa vie, elle est morte. Ça m’irait très bien.

J’ai fait une autre découverte inattendue : les gens présumaient que je haïrais les métastases qui me rendaient malade. J’ai lu une quantité invraisemblable d’articles m’invitant à imaginer la chimiothérapie et mes propres cellules saines lancées à la poursuite des cellules cancéreuses logées dans mon corps pour les exterminer. Les massacrer, les annihiler. Toujours ce vocabulaire guerrier. Le problème, c’est que ces cellules cancéreuses étaient mes cellules. Mon propre corps, ma propre chair évoluant différemment. Certes, d’une manière dangereuse et qui pouvait même se révéler fatale à ma personne. En tout cas, il s’agissait d’une évolution que notre société – qui redoute la mort par-dessus tout – refuse d’accepter. Je ne la désirais pas non plus. Mais je n’arrivais pas à me forcer à haïr une partie de mon corps. Je suis une femme qui a grandi dans ce monde occidental qui valorise les femmes minces, émaciées, aux formes masculines, aux dépens de tout ce qu’un corps de femme peut offrir de différent. Une société qui voit les hanches, les cuisses et les ventres, ainsi que tous les autres signes de la fécondité comme autant de zones à modeler, affamer, nier. En tant que féministe (et simplement en tant que personne qui choisit la vie plutôt que le déni), j’ai travaillé très dur pour me défaire de ce conditionnement, de ces assauts quotidiens contre le corps des femmes, qu’ils soient manifestes comme dans la publicité, qui nous répète que nous ne sommes bonnes à rien si nous ne sommes pas minces, ou plus insidieux, lorsque les stars, les modèles choisis par les artistes, voire les femmes que vous croisez dans la rue, préféreraient perdre encore quelques kilos plutôt que d’en reprendre, et vous le font sentir par leur simple manière d’être. J’ai dû apprendre par moi-même, vu que notre monde ne me l’a sûrement pas appris, à être satisfaite de mon corps ordinaire, de ma chair de femme banale. Par conséquent, l’idée qu’arrivée à la trentaine, au moment où je commençais juste à me sentir satisfaite de mon corps, non seulement ce dernier devait être opéré, subir quelques ablations et être bombardé de substances chimiques au nom de la santé, mais que je devais haïr les cellules cancéreuses engendrées par mon propre corps. m’était tout bonnement insupportable.

Finalement, convaincue des bienfaits de la visualisation, je me suis mise à imaginer mes amis hommes zigouiller mes métastases, tandis que mes amies femmes faisaient la fête en compagnie de mes cellules saines, les abreuvant d’oxygène et de vin rouge ! Le plus surprenant c’était de voir combien, en leur racontant cette histoire, les hommes étaient heureux de se voir portraiturer en chevaliers vaillants et les femmes en train de faire la fête. Plus sérieusement, ayant une sympathie naturelle pour les opprimés qui se battent contre toute forme d’autorité centrale – et je percevais réellement mes cellules cancéreuses comme un groupe séparatiste luttant pour son autonomie – j’étais presque désolée que le tyran oligarque que j’étais puisse leur refuser

le droit à l’autodétermination. Enfin presque.

Pour finir, la leçon que j’ai tirée de cette expérience n’est pas très différente de celle de n’importe quelle autre expérience majeure que l’on fait dans une vie. Cela m’a rapprochée de mon corps. Bien qu’il m’arrive encore de temps en temps, comme n’importe qui d’autre, de me soucier un peu trop de choses triviales comme les remboursements d’emprunt ou le dîner à préparer. Je me suis mise à envisager mon corps à la fois comme une entité séparée (comme une chose qui peut me faire du mal, même si elle est moi) et comme l’essence même de ce que je suis, à savoir la somme des bons et des mauvais éléments qui me composent. Au cours de cette expérience, j’ai voulu jouer au mieux la carte du cancer. Le faire de la manière la plus juste possible. En gros, ne pas en sortir brisée, trouver des joies même dans la peur, choisir de voir la tangibilité de ma propre mort comme une source de clairvoyance, et pas seulement comme l’horreur que l’on nous inculque. Evidemment, je redoute l’avenir. Evidemment, j’ai changé, beaucoup même. Mais dans mon cas, le cancer a eu un pouvoir transformateur. J’ai intégré des parties de moi-même dont j’ignorais même qu’elles fussent séparées. L’esprit de Stella et le corps de Stella sont plus unis qu’ils ne l’avaient jamais été auparavant. Je ne souhaiterais pas ce qui m’est arrivé à n’importe qui d’autre, pas même à moi une seconde fois. Pourtant je vis dans et suis de ce monde comme jamais je ne l’ai été par le passé. L’épreuve de la maladie mortelle m’a fait com-prendre ce que je suis. J’espère que la santé des jours à venir ne viendra pas entamer trop rapidement cette lucidité.

Romancière et comédienne anglaise, Stella Duffy est l’auteur de nombreux ouvrages dont Chair fraîche que vient de publier le Serpent à plumes (2002), traduit de l’anglais par Eléonore Drexel.

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