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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
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Corpus Triste


Au réveil, mon dos parle une douleur lancinante, comme ancienne et pourtant inconnue, une douleur de matraques, de coups, de piétinements.



A quel moment m’a-t-on fait si mal que j’en ai perdu conscience ? A quel moment la horde des violeurs s’est-elle ruée sur moi pour me pénétrer, pour m’écarteler, voleuse de rêves ! pour me rouer sur l’herbe du bloc opératoire, me rosser à grands renflements d’estomac prêt à péter sous le gaz qui tend la peau, tend le ventre, tend l’édifice majestueux des viscères et décolle assez le péritoine des organes pour que le diaphragme se comprime et que les côtes s’écrasent contre la table de métal froid sur laquelle on m’a jetée comme un veau à écorcher, pour me tourmenter et me prendre ma vie. En me bastonnant sans que je sache qui frappe si fort, puisqu’au réveil… au réveil , la douleur me dit que je suis encore vivante. Que c’est bien de vie dont il s’agit. Que c’est bien d’être là comme un chien jeté dans la rue, une pauvre chose dont la chair écrasée ne vibre plus sur le métal, en attendant de dormir. La chair de ce corps, chemise ouverte derrière pour mieux permettre qu’on ouvre la victime sans que le tissu dérange. Qu’on la pénètre peut-être par derrière pour la finir, pour la terminer et se terminer aussi.



Pas de slip, pas de bijoux, pas de rouge à lèvres. C’est à la pâleur des lèvres qu’on lit l’anesthésie, qu’on lit le déroulement des songes, l’oxygénation en bulles qui sortent du tube. Je le sais, je l’ai senti ! J’ai senti le tube et les tuyaux, l’aiguille, la main tapotante, la voix comme du sucre qui m’attire, mouche naïve collée à la glu sonore qui coule dans mon oreille et sombre avec moi, sombre en moi.



Rêve-t-elle quand on la triture, quand son corps soumis se soumet au bistouri ? Rêve-t-elle dans ce sommeil qui n’est pas d’elle mais dîne d’elle. Des tortionnaires la fouillent comme au laboratoire, la stérilisent comme la juive, et la rendent au réveil sans rien que du vide à l’intérieur, du mensonge mal cicatrisé. A quel moment m’a-t-on fait si mal que respirer me fait hurler, que respirer me déchire à l’intérieur ?



Je respire très haut, à la hauteur des aisselles, comme les craintifs, les émotifs. Je respire à petits coups sans profondeur, sans grande brasse, sans poissons fureteurs, sans mers du sud avec baleines, langoustes popinées, tricots rayés. Je respire comme une asthmatique, sans embout ni bouteille, sans eau tout autour pour me dire que je ne pèse plus, que je ne souffre plus. Que les mains sont loin maintenant, ne peuvent pas me rattraper parce que je vais si profond dans le bal des coraux. Je vais si profond dans la vague chaude.



Les mains en haut poussent des cris pour me rappeler à la douleur, poussent des cris pour remonter le corps qui flotte dans la lumière humide de la mer. « réveillez-vous, réveillez-vous ! Vous êtes réveillée ? Vous êtes réveillée ? ». Voilà la dernière baffe de l’infirmière qui fait rouler ma tête doucement. J’ai senti.



La salle de réveil où tout le monde geint, moi la première. J’ai du mal à tout. Je suis comme clouée, le poids de mon corps posé inerte, le poids de ce que je n’ai plus et qui pèse double d’être absent. J’y reste longtemps et j’entends les gémissements. Les miens ont-ils le même son geignard, un peu têtard de la plainte pouponne ? Nous ne gémissons pas ensemble, nous ne gémissons pas de concert. Nous sommes tous là pour la même ablation sordide, le même traitement spécial. Rien que pour nous la salle toute propre, lessivée entre chaque torture avec des doigts habiles munis de pinces qui questionnent l’air avant de questionner la chair.



J’y reste une heure et je ne pense à rien. Je vagis comme je ne savais plus le faire. Je grogne, je jappe comme un chiot abandonné dans la neige, mordu par les gros, mordu par les rats, mordu par le froid. Un petit animal fusionnel qui colle au monde, qui dort sous les fondations bétonnées du Bloc 113, strada Furtuna, Bucarest, Roumanie, en attendant que le locataire de l’appartement 25 descende et le recueille. Il faudrait que tu descendes vite, pas vers onze heures ou midi comme d’habitude, parce que tu aurais trop veillé pour faire mieux, pour être plus matinal. Il faudrait que tu sortes maintenant avant que je meure gelée, roulée dans ma graisse duveteuse de bébé chiot. Il faudrait que tu ne résistes pas à mes jappements de reconnaissance, que tu sois touché par ma maladresse de dodue laiteuse, par mes courtes pattes flageolantes et mes yeux d’amour convulsif. Il faudrait que tu aimes mon petit corps marron, mes oreilles cassées, ma truffe ronde et ma queue en tire-bouchon. Il faudrait que tu m’aimes parmi tous les chiens errants de la ville, parmi tous les orphelins du pays. Il faudrait que tu me choisisses, petite bâtarde, que tu te penches en souriant, que tu me ramasses d’une main, facilement et que tu me tiennes au chaud contre ta poitrine en te demandant si je suis un mâle ou une femelle. Il faudrait que tu m’aimes. Une porte claque sur le côté . Un nouveau chariot est poussé à l’intérieur. Un corps. On les entasse dans la chambre froide pour ne pas qu’ils se vident. On les range comme des macchabées. On les met par rangées, épinglés et étiquetés : non reproducteurs. La chemise qui laisse mon derrière reposé à nu sur la ferraille ne suffit pas à me protéger du froid. Je claque des dents, des cervicales, de la boîte crânienne, des tarses et métatarses. Je sens, c’est vivant, que le froid empêche le sommeil. C’est vivant et ce devrait peut-être être mort, ce vivant qui gèle. Je grelotte, confuse, sur mon chariot, comme une coupable, tremblant de choses inavouables. On me laisse froidir pour mieux me questionner sur… le dos durci par le gel de l’hiver clinique, sur les muscles raccourcis par la glaciation entamée de la longue période immobile, sur la foi malheureuse d’une main qui viendrait me tirer du frigidaire. Des autres Esquimaux je n’entends que les pleurs ou les respirations grognonnes. Les Inuits parqués ont perdu dans la tourmente chirurgicale leurs peaux de phoques, leurs traîneaux, leurs chiens à la vaillance pure, leurs harpons. Ne reste que la lumière blanche de la banquise. Ne reste que la traversée nu-pieds du désert post-opératoire. J’entends les chants du repas, le phoque éventré dont on partage le foie, cru.



Je vomis sur mon épaule droite, dans le creux claviculaire, un liquide amer, bilieux. Le spasme qui accompagne l’effort est trop violent. Je laisse le reste du vomi stagner dans ma bouche et s’écouler lentement du coin des lèvres, glisser le long du cou, réchauffant une partie infime de ce corps retiré. Rapidement, ça ne dure pas, la chaleur du liquide se fige. Son humidité visqueuse ouvre une crevasse de glace dans ma gorge, figeant la trachée, les cordes vocales, les vaisseaux dans une mer froide d’où sort un battement monstrueux, féroce, un battement de vie dans une étendue de verre filé, prêt à se briser.



Je sombre au fond de l’aquarium. Mes cheveux flottent parmi les algues et les bancs de poissons, myriades incandescentes qui virevoltent sous mes bras, entre mes jambes, frôlent mon front, mes joues, ma poitrine. Je plonge à l’intérieur de moi au moment où je me noie. Je m’endors.

Poétesse, dramaturge.

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