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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
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A corps défié !

(Sur Körper de Sasha Waltz)
La danse contemporaine, indisciplinaire1, met en mouvement des corps qui, violemment ou sensuellement, gravement ou ironiquement, brisent les modèles corporels dominants. Le corps dansant, émancipé des conventions académiques (et idéologiques) qui le contraignaient, récalcitrant et insoumis, inconvenant et irrévérencieux, possède désormais une force de frappe susceptible d’exhiber certaines vérités décapantes. Les corps désentravés ainsi mis en jeu sur la scène chorégraphique actuelle fomentent, par de multiples pas de côté et par d’incessantes prises de risque, d’intempestifs débordements salvateurs. En assumant un déséquilibre constant, ils empruntent d’innombrables lignes de fuite et façonnent, hors limites, de troublantes et de provocatrices figures en tension. Le corps dansant, revendiquant fièrement son authenticité incisive, déploie dès lors sans retenue sa puissance critique et parie sur l’avènement, forcément incertain, d’étran-

ges configurations non corporellement correctes.

L’impressionnante création de la chorégraphe allemande Sasha Waltz2, Körper3 (1999), est en ce sens révélatrice. Réfutant avec vigueur les habituelles et mensongères représentations du corps, stéréotypées et normatives, Sasha Waltz, dans une succession de tableaux (joués et dansés avec distance par de remarquables interprètes), graves ou gais, cruels ou comiques, interroge quelques états significatifs du corps banal. Refusant toute spectacularisation esthétisante, elle construit une pièce qui questionne sans fards les potentialités et les limites d’un corps non aseptisé / anesthésié et qui interpelle sans concessions les manipulations et les mutilations que celui-ci subit brutalement au quotidien.

Sasha Waltz travaille une foule de corps concrets (beaux et monstrueux, triomphants et dégradés, libres et instrumentalisés, en proie au plaisir et à la souffrance…) et détruit en conséquence les fallacieuses images relatives à un corps propre (en fait idéalisé et irréel) trop souvent privilégiées. Avec acharnement, elle inspecte au microscope ces corps vrais, machines complexes et énigmatiques, analysant (mesurant, soupesant…) systématiquement leurs potentialités et leurs limites. Leur résistance et leur fragilité physiques sont par exemple testées sans douceur, lorsque, la peau étirée et les membres écartelés, les corps sont jetés à terre ou dépecés. Toute complaisance est délibérément exclue. Sasha Waltz manie avec virtuosité l’art intransigeant du scalpel. L’autopsie est par ailleurs globale. Méticuleusement, sont disséqués (chirurgie sans merci) leur matérialité et leur intériorité, leur enveloppe et les organes qu’elle retient, mais également leurs mouvements accordés et désaccordés, leurs déplacements harmonieux et chaotiques, leurs gestes codifiés et décalés, leurs cris et leurs silences, leur expressivité souveraine et ambiguë, leurs rêves et leurs angoisses, leurs désirs et leurs craintes, leurs disponibilités relationnelles et leur solitude… Le constat est surprenant et fascinant, parfois insoutenable ; notamment lorsque ressurgissent soudainement des traces enfouies d’animalité sauvage ou lorsque ces corps, dénudés, s’amoncellent et sont présentés, domestiqués et déformés, sous vitrine.

Simultanément, Sasha Waltz affirme avec pertinence qu’un corps naturellement pur, neutralisé en quelque sorte, n’existe pas. Les corps qu’elle examine sont donc toujours contextualisés. Inscrits dans un processus historiquement déterminé, pensant et agissant dans des situations de vie spécifiques, leur existence singulière est inéluctablement forgée et marquée par d’irréductibles ancrages (social, culturel, sexuel…). Avec férocité, Sasha Waltz tra-que les pesanteurs de la mémoire corporelle, n’hésitant pas à fouiller jusqu’à l’os les tourments et les plaies infligés par la vie à ces corps tourmentés (dans certaines circonstances faibles, voire complices). Avec insolence, elle tente cependant de cerner – la dimension politique de sa quête prend justement consistance au cœur de cette volonté non moraliste – les refus libérateurs et les aspirations désirantes que manifestent ces corps tuméfiés, qui, malgré tout, conservent une réelle capacité de se révolter. Cette chorégraphie à corps défié ressasse logiquement d’incontournables questions, par terreur ou par lâcheté négligées. Comment oublier que les corps continuent d’être la matière première des charniers qui hantent notre monde ? Comment ne pas se souvenir que l’éradication rationalisée des corps indésirables fut perpétrée sous le régime nazi ? Comment passer sous silence les subtiles manières dont ils sont toujours, à l’aube du XXIe siècle, au nom de croyances

impératives, anéantis, violés, embrigadés, incorporés ? Comment contourner le fait que leur intégrité et que leur dignité restent aujourd’hui méprisées et ba-fouées ? Comment, enfin, ne pas souligner qu’à l’ère de l’ultra-libéralisme économique, un devenir-marchandise destructeur les menace (ce qu’évoque le moment de la pièce où les parties du corps de deux femmes sont vendues aux enchères) ?

Cette œuvre, loin d’être pessimiste, est tout aussi résolument (et diaboliquement) utopique. Dans ce spectacle dur (l’atmosphère glaciale de la pièce est renforcée par l’absence d’artifices décoratifs sur le plateau), la danse, alors que les misères des corps s’affichent sans pudeur, est discrète, presque interdite (peut-être taboue). Mais, subrepticement, se lâchant avec une énergie rebelle, elle rejaillit vigoureusement, entraînant les corps meurtris dans une sarabande érotiquement libertaire. L’originalité transgressive du corps dansant, dans l’univers de Sasha Waltz, est de prendre en charge subversive la mesure de la démesure des corps délivrés, éprouvant enfin la joie d’exister. Autrement dit, le corps dansant, en éclats jouissifs, imagine leur possible-impossible sauvetage !

(1) Nous reprenons à notre compte l’expression chère à Jean-Marc Adolphe, rédacteur en chef de la revue Mouvement, qui, précisément, proclame son indisciplinarité.
(2) Sasha Waltz crée sa compagnie en 1993. Depuis 1999, elle co-dirige, aux côtés de Thomas Ostermeir, la Schaubühne de Berlin.
(3) Cette pièce constitue le premier volet d’une trilogie ; le second, S, s’intéresse aux pulsions et aux désirs sexuels du corps, le troisième, noBody, qui a été présenté cet été à Avignon, propose une recherche sur la disparition du corps et sur la mort.

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