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© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
par Dick Howard
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2021, vingt ans après le « 11 septembre » : vers un déclin de la puissance américaine ?


Dick Howard porte ici un regard critique sur la politique étrangère de George W. Bush : il envisage les différents scénarios résultants d’une intervention en Irak et présuppose un déclin de la puissance américaine à l’horizon 2021. Il tente d’imaginer, et non de prévoir, comment un tel déclin pourrait se produire, et comment il pourrait s’accompagner d’une prise de conscience par l’Europe de ses propres possibilités politiques.



D’un point de vue cynique, la politique étrangère actuelle du Président Bush pourrait apparaître comme le fruit d’un fort désir de réélection. En effet, c’est un président mal élu souhaitant éviter le destin de son père, qui malgré sa popularité après la guerre du Golfe n’avait pas été réélu en 1992. De plus, George W. Bush peut être perçu comme un homme peu expérimenté et guère sensible aux nuances, ayant une vision manichéenne du monde. Cette perception lui a d’ailleurs bien été utile, dans les premières semaines qui suivirent le 11 septembre, lorsqu’il s’est agi de ral-lier le peuple américain et de lui redonner confiance. Mais depuis, se montrant peu capable d’accepter des compromis, Bush a fait de l’affirmation des valeurs américaines un moralisme qui devient une anti-politique, et par-là un manichéisme non porteur d’avenir.

L’intérêt d’une analyse prospective est alors de mettre en exergue les divers scénarios traduisant un déclin de la puissance américaine – c’est-à-dire un isolement du pays sur la scène internationale – à horizon 2021, soit vingt ans après les attaques terroristes du 11 septembre.

En effet, l’intervention contre l’Irak, de plus en plus probable et de plus en plus souhaitée par les conseillers proches de G. Bush, pourrait se traduire dans le futur par un affaiblissement de l’armée, de l’économie, mais aussi du pouvoir d’attirance appelé soft power qui est essentiel au rayonnement américain. Néanmoins, in-dépendamment de ces hypothèses con-joncturelles, le pays devra faire face à une possible dérive de la dialectique de la démocratie que la politique américaine porte en son sein.

Supposons, malgré certains signes récents qui mettent en doute cette hypothèse, qu’il y ait une intervention contre l’Irak. Cette décision peut se révéler décisive pour l’avenir de la puissance américaine. En effet, deux scénarios différents pourraient résulter d’une telle opération.

Tout d’abord, prenons le cas où l’intervention militaire se solde par une victoire rapide des Américains. Se pose la question de la reconstruction de cette région, à savoir si l’on aura la volonté politique de la faire. Les Etats-Unis devront alors jongler entre, d’une part, le choix d’une politique d’ingérence au risque de nombreuses réactions hostiles du monde arabe, et d’autre part, une position politique de retrait, laissant alors la situation au Proche-Orient se dégrader davantage. L’Europe aurait ainsi un rôle de premier plan à jouer en asseyant sa puissance diplomatique au détriment de celle des Etats-Unis. Qu’elle en soit capable, c’est une autre question.

Deuxième cas de figure, les Etats-Unis s’embourbent dans un conflit sans fin contre l’Irak, sans soutien des alliés. La puissance américaine s’en trouvera incontestablement discréditée, sans compter que la guerre « affichée » contre le terrorisme pourrait alors devenir un prétexte afin de mener une politique domestique assez répressive.

Dans ces deux cas de figure, la situation générale devrait empirer et conduire au déclin de la puissance américaine, notamment à travers son économie. En effet, l’intervention en Irak engendrera probablement un saut du prix des ressources pétrolières, ce qui porterait un coup sérieux à une économie toujours trop dépendante du pétrole proche-oriental et déjà fortement dégradée depuis un an par des scandales liés à la déréglementation. Et le scénario catastrophe stigmatisant cette dégradation serait alors que l’Euro supplante le Dollar comme monnaie de réserve, ce qui interdirait aux Américains de continuer à accumuler des dettes qui ne se rembourseront jamais.

En conséquence de quoi les Etats-Unis se trouveraient dans l’incapacité de continuer à financer un budget militaire – forces et recherche – tel qu’il est à l’heure actuelle (supérieur à celui des 14 pays alliés), les reléguant peu à peu à un statut de « puissance parmi les autres ». On peut également prévoir à partir de ce scénario une aggravation de la chute des valeurs boursières, qui à terme aurait un impact négatif sur les zones d’échanges libres comme l’ALENA et son éventuelle extension vers le Mercosur. L’Europe, réunie sur le plan commercial, aurait dans ces conditions toutes les chances de s’assurer une position clef sur la scène internationale.

Toutefois, malgré cette situation, on peut supposer que les Etats-Unis s’attacheront à poursuivre de fortes dépenses militaires, et cela sans que le citoyen puisse en débattre et accepter de se sacrifier, comme il l’aurait sans doute fait la veille des attentats du 11 septembre si Bush avait été capable de prendre des initiatives. Les besoins domestiques – investissements infra structurels, éducation, recherche civile, etc. – seraient négligés au point que l’Amérique se retrouverait incapable de faire jeu égal au plan économique avec les Européens. En effet, ces derniers, profitant du parapluie militaire américain, auraient pu consacrer des budgets nettement su-périeurs à leur rayonnement économique et culturel de sorte que les positions de force s’inversent, l’Europe assument le leadership socio-économique laissé en friche par la militarisation de la politique américaine.

Le point d’orgue de cette histoire : les Etats-Unis auraient à faire face chez eux à l’émergence d’un populisme facteur d’instabilité politique, le public n’étant pas prêt à accepter une telle situation et la gloire internationale ne pouvant plus compenser des sacrifices imposés plutôt que consentis.

Le déclin de la puissance américaine pourrait être la conséquence d’une dérive de

la tradition américaine en politique étrangère.

Ces divers scénarios sont, bien entendu, purement hypothétiques. Cependant, indépendamment de l’intervention en

Irak et de toutes les conjectures qui en résultent, le déclin 2021 pourrait être

la conséquence d’une cause séculaire – qu’oublient ceux qui, dominés par leurs craintes et dépourvus de vision historique, insistent sur les impératifs actuels sans prendre en considération la culture politique – à savoir une dérive de la tradition américaine inscrite depuis plus de 200 ans en politique étrangère.

Cette tradition qui peut être décrite à partir de quatre tendances – hamiltonien-ne, wilsonienne, jeffersonienne et jacksonienne – a permis la mise en place de ce que l’on pourrait appeler une dialectique de la démocratie. C’est un lieu commun d’attribuer un isolationnisme congénital à la politique étrangère des Etats-Unis. Contredisant ce stéréotype, un livre récent1 montre que la politique étrangère a toujours été l’objet de conflits. Elle fut tout d’abord marquée par le primat du commerce avec les autres nations. Ha-milton, ministre des Finances de George Washington, comptait sur l’alliance du gouvernement et des élites économiques pour assurer la stabilité à l’intérieur du pays et l’intégration à l’économie mondiale. Mais cette orientation commerciale faisait déjà face à une orientation plutôt moraliste qui sera thématisée lors de l’entrée américaine dans le première guerre mondiale sous la présidence de Wilson. Le Wilsonienne, soulignant la dimension morale, espérait que les valeurs américaines se répandent afin de créer un monde pacifié soumis à des règles de droit. Mais ce moralisme utopique tendait à donner trop de pouvoir aux instances étatiques. C’est alors que l’orientation re-présentée par les Jeffersoniens rentre dans le débat. Ceux-ci veulent protéger la dé-mocratie à l’intérieur du pays et par conséquent, évitèrent les alliances com-merciales risquées des hamiltoniens et les risques de guerres utopiques encourus par la politique wilsonienne. Mais l’Amérique fait quand même partie du monde. Ainsi, le populisme symbolisé au XIXe siècle par le président Jackson vient au secours pour affirmer que la politique intérieure et extérieure avait pour seule fin d’assurer la sécurité et le bien être des concitoyens. Il faut souligner que cette typologie ne coïncide pas avec les lignes partisanes actuelles.

Ma thèse est que seule la coexistence de ces quatre tendances en politique étran-gère permet une cohérence non mani-chéenne et par-là une mobilité capable de faire face à un monde de plus en plus dynamique. Donc la puissance américaine pourrait être durement mise à mal si, dans l’avenir, une de ces orientations prenait le dessus sur les autres de façon absolue. La politique étrangère américaine semble résulter actuellement de la coopération délicate des courants hamiltonien et jacksonien. Mais d’autres cas de figure pourraient se présenter, par exemple un isolationnisme jeffersonien à la suite d’une longue et coûteuse intervention en Irak (comme ce fut le cas après la première guerre mondiale lorsque Wilson n’arriva pas à faire accepter la ligue des nations).

Dans le cas où par exemple la tendance hamiltonienne deviendrait dominante, le commerce et l’industrie prévaudraient sur tout le reste dans le pays. Par contre, la vision wilsonienne serait celle d’un monde pacifié où régnerait la loi qui s’appliquerait de façon automatique. Ou encore, s’il s’agit des jeffersoniens, la priorité serait consacrée à la protection de la démocratie domestique au risque de l’isolationnisme. Enfin, la tendance jacksonienne pourrait aboutir à la mise en place d’un « pro-tectionnisme belliqueux et imprévisible », capable de se renverser pour devenir un unilatéralisme impérial. D’après les scé-narios analysés précédemment, la possible dégradation de l’économie américaine pourrait laisser le champ totalement libre aux adeptes du « protectionnisme bel-liqueux et imprévisible » auxquels s’opposeraient des jeffersoniens alliés aux populistes et soutenus par des wilsoniens du feu le parti démocrate, malade de ses propres divisions !

Dans un tel contexte, deux points devraient rester présent à l’esprit. S’il est vrai que la nature démocratique de la politique étrangère américaine dépend d’une interaction constante de ces quatre tendances, alors les européens devraient faire en sorte que leurs propos et leurs actions ne contribuent pas à rendre hégémonique l’une ou l’autre de ces tendances. Que la politique étrangère des Etats-Unis soit démocratique est bon pour l’Europe aussi. Deuxièmement, le fait que ces différentes tendances soient assez souples pour entrer dans différentes alliances suivant les conjonctures historique devrait permettre aux Européens de comprendre que la politique étrangère américaine n’est pas l’expression d’une volonté unifiée, constante et inflexible. Les actions de l’Amérique résultent d’une multitude d’interactions ; la tarification abusive de l’acier, le soutien massif apporté à l’agri-culture… ou la décision d’intervenir en Irak ne résultent d’aucune prédétermination ; elles résultent de coalitions politiques dans le cadre d’alliances temporaires qui sont toujours susceptibles de se défaire et de se reconstituer sous d’autres formes. En un mot, l’Europe ne doit pas oublier qu’en dépit des apparences l’Amérique reste une démocratie, qu’elle est pluraliste par ses valeurs, et que pour elle, un avenir reste ouvert.







Dick Howard*

* Professeur de philosophie politique, université de l’Etat de New York à Stony Brook (Etats-Unis), vient de publier The Specter of Democraty (New York : Columbia University Press, 2002). Il est également l’auteur d’ouvrages en français, Pour une critique du
jugement politique. Comment repolitiser le jeu démocratique (Ed. du Cerf, 1998), et La naissance de la pensée politique américaine (Ramsay, 1987).
Une première version de cet article a été rédigée le 10 septembre 2002, la veille de l’anniversaire du 11 septembre et deux jours avant la déclaration du Président Bush à l’ONU relative à l’intervention en Irak. Elle est disponible sur le site du Sénat.
** le bar Floréal.

(1) W. R. Mead, Special Providence. American Foreign Policy and How it Changed the World, Knopf, New-York, 2001.
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