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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
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Droit d’auteur et exception culturelle : L’imaginaire des « Lignes Maginot »


Tenir l’Europe pour gardienne de la création et garante de la défense des auteurs ne relève que de la discussion mondaine, de l’ignorance, ou de la récupération en forme d’antiaméricanisme. Opposer l’exception culturelle à une évolution marchande de la création cinématographique, le droit d’auteur du Vieux Continent au copyright, sont des poncifs de talk show, des bouillies pré-mâchées de JT, des arguments de lobby. Il est inutile de concevoir des lignes de défense contre les conceptions en vigueur outre-Atlantique alors que les remises en cause sont d’origine interne.



Audiovisuel :

de la manne à l’aumône



Qu’importe une déclaration de Jean-Marie Messier sur la fin de l’exception culturelle quand l’exception culturelle a si peu existé ? Pour mémoire, rappelons qu’à partir de la directive communautaire Télévision sans Frontières de 1989 qui oblige, en principe, les télévisions de la Communauté européenne à diffuser un quota de productions européennes, la France a mis en place un système obligeant les chaînes à participer à la production de films cinématographiques1, auquel se sont ajoutés le pré-achat des droits de diffusion, les aides publiques à la réalisation ou la constitution des SOFICA. On fait ainsi fonctionner en autarcie et sous la contrainte un système de production cinématographique très largement fondé sur la participation financière des chaînes de télévision.



La bataille engagée au moment de l’Uruguay Round dans le cadre de ce qu’était alors le GATT (devenu Organisation Mondiale du Commerce depuis l’Accord de Marrakech du 15 avril 1994) avait été présentée comme la défense nécessaire de ce système. Or, l’annonce d’une victoire par certains est une désinformation éhontée : il n’a en effet pas été possible de faire formellement admettre pour l’avenir l’existence d’une exception culturelle, et tout juste a-t-on dressé le constat d’un désaccord pour clore un cycle de négociations en laissant provisoirement de côté la question.



Depuis lors, ce n’est pas en termes de combat américano-européen qu’il faut envisager l’évolution, mais bien d’allégeance chez nous à des logiques de production à visée commerciale. Outre que l’Europe était déjà divisée sur la défense des quotas (réunion des ministres de la Culture des pays de la Communauté à Madrid le 22 octobre 1995 où la position française était isolée, précédée en mars 1995 de la décision d’accorder un délai de dix ans pour se mettre en conformité avec la directive à laquelle la France était hostile), c’est la découverte progressive d’une logique de marché qui s’est imposée. À avoir voulu faire de Canal + un opérateur d’exception, on a créé une entreprise à visée hégémonique sur l’ensemble de la production française (et étrangère à ses franges, dans certains cas de coproduction). Or, la chaîne qui apparaissait comme le fer de lance de la production cinématographique a fatalement été confrontée aux logiques concurrentielles. Je rappelle par exemple la bataille menée par Canal + sur le front de l’exclusivité il y a deux ans (assortie de la menace de geler les productions prévues, ce qui a déclenché un vent de panique sur le cinéma). J’alerte sur l’importance prise par le coût des retransmissions de rencontres de football dans la compétition qui s’annonce entre Canal + et TF1 pour le renouvellement des droits de diffusion des matchs de Ligue 1 dans la période 2004-2007 (on envisage pour Canal + 480 millions d’euros annuels en contrepartie d’une exclusivité redevenue totale) qui risque de diminuer la part consacrée au cinéma2. Plus globalement, c’est à un changement global de stratégie que l’on assiste, comme cela ressort clairement des propos de Nathalie Bloch-Lainé, responsable des acquisitions de films français à Canal + : « Nous sommes maintenant dans un contexte de concurrence. Dans un monopole d’acquisition, la répartition tenait moins compte des réalités du marché. Aujourd’hui, c’est l’ensemble des opérateurs qui prend davantage en compte l’éventuel potentiel des films […] Nous sommes entrés dans une logique de marché. Le contexte actuel implique que nous achetons les films parce qu’ils présentent un potentiel plus que par simple obligation »3. On a bien compris : d’une part, le cinéma n’est plus forcément privilégié ; d’autre part les films commercialement porteurs doivent bénéficier prioritairement du déploi-ement de l’effort financier de Canal +.



Suspendre l’avenir d’un secteur à des logiques marchandes constitue d’ailleurs un risque généralisé dont le cinéma n’est pas forcément le seul otage. Ainsi, la fusion dont on ne parle jamais en France entre Canal + et Via Digital risque-t-elle de remettre en cause les droits télévisés versés pour la retransmission des spectacles tauromachiques des principales plazas espagnoles (Madrid, Séville…), qui jouaient justement sur la concurrence entre les opérateurs, et qui pourraient se voir opposer le diktat d’un opérateur unique déstabilisant l’ensemble des montages financiers des principales ferias. Le milieu taurin pourrait alors faire l’expérience à son tour d’une dépendance généralisée alliée à des révisions de stratégies4.



Pour le moins, le protectionnisme européen que certains veulent opposer à un envahisseur étranger manque son objet, et certains défenseurs de la création devraient singulièrement réviser leur engagement…



Droit d’auteur :

du monopole aux minima



Le créateur n’a jamais été préservé d’une pression sociale, politique ou économique : Pierre Francastel avait bien remarqué que l’expression de Giotto était différente selon qu’il représentait la vie du Christ à l’Arena de Padoue ou la légende de Saint François dans l’Eglise d’Assise, assujettie aux désirs du commanditaire et aux exigences d’une représentation officielle déterminée par le pouvoir pontifical5. Les conditions dictées par la loi du marché sont aujourd’hui toujours déterminantes. Nous sommes dans une période d’accroissement de la production d’œuvres d’art, devenues des produits consommables dont les caractères ont changé avec le temps. Walter Benjamin l’avait pressenti : « les techniques de reproduction détachent l’objet reproduit du domaine de la tradition. En multipliant les exemplaires, elles substituent un phénomène de masse à un événement qui ne s’est produit qu’une fois. En permettant à l’objet reproduit de s’offrir à la vision ou à l’audition dans n’importe quelles circonstances, elles lui confèrent une actualité. Ces deux processus aboutissent à un considérable ébranlement de la réalité transmise6 ». La création artistique dominante, celle qui fait la loi du marché et/ou s’en nourrit, évolue toujours vers l’indifférencié, le ressassement des formes, la répétition des genres, la production généralisée de simulacres (Baudrillard7) ou l’inféodation au « culturel » (Deguy8).



La standardisation des produits et la sérialité de l’œuvre d’art, la loi de la concurrence et l’économie de marché, la répartition du profit engendré par la production artistique comme but en soi s’allient alors de telle sorte que les monopoles intellectuels conférés aux auteurs et aux artistes cèdent déjà le pas devant des impératifs marchands. En outre l’évolution des modes de communication (CD-ROM, réseaux…) décuplent et facilitent la circulation des données et des œuvres, multiplient les niveaux d’interventions (pluralité d’auteurs, d’interprètes, de techniciens, d’analystes-programmeurs, etc.).



Du coup, présomptions de cession de droits, autorisations d’exploiter une prestation imposées par la loi, gestion collective des rémunérations, perceptions de masse (reprographie, copie privée sonore et audiovisuelle récemment étendue aux disques durs intégrés, rémunération du prêt en bibliothèque) permettent la régulation du marché : elles limitent le caractère exclusif des droits intellectuels des créateurs moyennant rémunération. Les monopoles puissants que le droit d’auteur offrait aux créateurs en contrepartie d’une certaine « sacralisation » de l’œuvre d’art dégénèrent en simples prérogatives financières. Quiconque a participé à l’élaboration de contrats dans certains secteurs (l’audiovisuel notamment) peut également porter témoignage de cette tendance toujours plus affirmée : le droit de la propriété littéraire et artistique évolue vers un ordonnancement des rapports entre les intervenants qui tendent à devenir des lignes budgétaires dans l’économie d’une création dont seuls quelques-uns – les principaux investisseurs – deviennent les entiers responsables. L’âge d’un droit d’auteur « classique », qui octroie aux créateurs un droit privatif dont l’importance et la puissance constituent une spécificité, paraît alors bien révolu, au profit d’un droit d’auteur a minima, réduisant autant que faire se peut toute possibilité d’intervention d’un ayant droit à des avantages pécuniaires prédéterminés.



Pour autant, il n’y a pas lieu de voir dans le copyright un ennemi de la tradition « continentale » du droit d’auteur (comme on le dit pour viser l’Europe sans les anglo-saxons), mais plutôt un ensemble de logiques qui s’imposent progressivement chez nous sans qu’il y ait à combattre un envahisseur extérieur. D’où vient, ici encore, une nécessité de vigilance relative aux intérêts des auteurs et des interprètes, d’une attention portée au devenir de la création dans une économie de marché, mais bien éloignée d’un vulgaire ethnocentrisme opposé au modèle américain.

Professeur, responsable du DESS Propriété intellectuelle et communication, Université Montesquieu-Bordeaux IV

(1) À ce titre, la participation a été en 2001 de 101 M € pour les seules filiales des chaînes de télévision en clair TF1 (Films Production, Arte France Cinéma, France 3 Cinéma, M6 Films). L’obligation légale de participation est de 3% du chiffre d’affaires, avec 0,5% qu’il est possible d’investir dans des films européens (la chaîne franco-allemande Arte n’est pas tenue par l’obligation légale). L’obligation de production de Canal + pour 2002 devrait s’élever aux alentours de 136 M €.
(2) F. Leclerc, Droits du foot : le cinéma sort son carton rouge, Le film français, 15 novembre 2002.
(3) Propos recueillis par S. Dacbert et S. Drouhaud, Le film français, 25 octobre 2002.
(4) Le problème est d’autant plus crucial que nous sommes entrés dans une période de renouvellement des appels d’offre pour la gestion des plazas taurines et que les droits télévisés constituent un élément fondamental des politiques proposées par les candidats aux empresas.
(5) P. Francastel, La figure et le lieu. L’ordre visuel du Quattrocento, Paris, 1967, p. 185 & s.
(6) W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, in L’homme, le langage et la culture, Denoël, Médiations, 1974, p. 143.
(7) J. Baudrillard, Simulacres et simulations, Galilée, Paris, 1985.
(8) M. Deguy, Choses de la poésie et affaire culturelle, Hachette, Paris, 1986.

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