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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
par Immanuel Wallerstein
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La guerre vertueuse


George Bush s’apprête à lancer ses vaillantes troupes dans une guerre vertueuse contre un tyran despotique. Il ne fera pas machine arrière quoi que puissent faire ou penser des politiciens européens vénaux ou pusillanimes, des figures religieuses majeures des quatre coins du monde, des généraux en retraite et autres anciens amis de la liberté et des Etats-Unis. Jamais une guerre n’a autant été mise en question et n’a rencontré si peu d’appui dans l’opinion publique. Peu importe ! La décision fut prise il y a longtemps déjà par la Maison-Blanche, à la suite d’un calcul portant sur la puissance des Etats-Unis.



Il nous faut nous demander pourquoi. Pour cela, commençons par considérer les deux principales théories qui sont censées expliquer les motivations du gouvernement américain. La première est défendue par les partisans de la guerre. Ils soutiennent que Saddam Hussein est un tyran vicieux qui constitue un danger pour la paix mondiale, et que plus vite il rencontrera une opposition armée, mieux il pourra être empêché de commettre les dégâts qu’il projette. La seconde théorie est surtout développée par les adversaires de la guerre. Ils soutiennent que l’élément clef de toute cette affaire est l’intérêt que les Etats-Unis ont à contrôler les réserves mondiales de pétrole. Renverser Hussein permettrait aux Etats-Unis d’accéder à une position hégémonique en la matière.

Aucune de ces deux théories ne tient la route. Presque tout le monde admet que Saddam Hussein est un tyran vicieux, mais très peu parviennent à se convaincre qu’il constitue un danger imminent pour la paix mondiale. Il apparaît bien plutôt comme un joueur prudent dans le jeu géopolitique. Certes, il accumule les soi-disant armes de destruction massive. Mais il est douteux qu’il les utilise aujourd’hui contre quiconque car il tient manifestement à éviter les représailles. Leur utilisation est indéniablement plus improbable, non pas plus probable, que dans le cas de la Corée du Nord. Saddam Hussein ne dispose presque plus de marges de manœuvre politiques, et même si rien n’est fait contre lui, il est peu probable qu’il parvienne à tirer son épingle du jeu. Il en va comme des liens avec Al-Qaeda, toute cette affaire manque totalement de crédibilité. Il est possible qu’Hussein joue tactiquement et marginalement avec Al-Qaeda, mais cela ne constitue pas le dixième de ce que fit le gouvernement américain durant de longues années. Quoiqu’il en soit, il devrait craindre qu’Al-Qaeda se développe encore puisqu’il figure en bonne place dans la liste des chefs d’Etats apostats à liquider. Les accusations des Etats-Unis relèvent de la propagande, pas de l’explication. Les motivations doivent être cherchées ailleurs.

Qu’en est-il de l’autre point de vue, celui du pétrole ? Il ne fait pas de doute que le pétrole est l’un des éléments clef dans le cadre de l’économie-monde. Il ne fait pas de doute que les Etats-Unis, comme toutes les autres grandes puissances, aimeraient contrôler autant que possible le contexte pétrolier. Il ne fait pas de doute non plus que le renversement de Saddam Hussein impliquerait une nouvelle donne mondiale des cartes pétrolières. Mais le jeu en vaut-il la chandelle ? A propos du pétrole, trois choses sont importantes : participer aux profits de l’industrie pétrolière ; réguler le prix mondial du pétrole (qui a une grande influence sur toute une série d’autres productions) ; accéder à l’offre (et avoir la possibilité d’empêcher que la demande de pétrole d’autres pays soit satisfaite). Dans ces trois domaines, les Etats-Unis s’en sortent déjà plutôt bien. Leurs firmes pétrolières se tirent déjà aujourd’hui la part du lion dans le profit mondial. Depuis 1945, c’est presque toujours en fonction des préférences des Etats-Unis, et grâce aux efforts de l’Arabie Saoudite, que les prix pétroliers ont été régulés. Et les Etats-Unis ont obtenu un assez bon contrôle stratégique de l’offre mondiale de pétrole. Dans chacun de ces trois domaines, la position américaine pourrait certainement être améliorée. Mais une légère amélioration pourrait-elle compenser la dégradation de l’économie financière et le coût politique de la guerre ? C’est précisément parce que Bush et Cheney ont travaillé dans des entreprises pétrolières qu’ils doivent savoir à quel point les avantages seraient minces. Le pétrole ne peut consister tout au plus que le bénéfice collatéral d’une aventure entreprise pour d’autres motifs.

Lesquel ? Commençons par le raisonnement des faucons. Ils considèrent que la position mondiale des Etats-Unis a sans cesse décliné depuis la fin de la guerre du Vietnam, et peut-être depuis plus longtemps encore. Ils considèrent que l’explication principale du déclin tient au fait que les gouvernements américains ont été faibles et hésitants dans leur politique internationale (ils considèrent que cela vaut également du gouvernement Reagan, même s’ils n’osent pas le dire trop fort). Ils croient qu’il existe un remède et qu’il n’en existe qu’un seul. Les Etats-Unis doivent revendiquer fortement et manifester clairement une volonté aussi inflexible que leur supériorité militaire est écrasante. S’ils le font, le reste du monde reconnaîtra et acceptera le leadership américain dans tous les domaines. Les européens rentreront dans le rang. Les puissances nucléaires potentielles abandonneront leurs projets. Le dollar US retrouvera de sa superbe. Les fondamentalistes islamiques s’affaibliront ou bien seront écrasés. Et nous entrerons dans une nouvelle ère de prospérité et de profit.

Il nous faut comprendre qu’ils croient réellement à tout cela, et avec un haut degré de certitude et de détermination. C’est la raison pour laquelle le débat public et mondial, portant sur l’opportunité de la guerre, n’a rencontré que des oreilles sourdes. Elles sont sourdes parce que les faucons sont absolument certains que tous les autres font fausse route, et de surcroît, que tout le monde admettra bientôt qu’il faisait fausse route. Il faut également relever que la confiance des faucons repose sur un autre élément. Ils considèrent qu’une victoire rapide et relativement facile est à portée de main ; une guerre dont la durée se compte en semaines, non en mois et certainement pas en années. Le fait que la quasi totalité des principaux généraux américains et anglais en retraite ait publiquement exprimé des doutes à ce sujet est tout simplement ignoré. Les faucons (qui sont presque tous des civils) n’estiment même pas utile de leur répondre. Nul ne sait, cela va de soi, combien de généraux américains et anglais encore en service disent, ou du moins pensent, la même chose.

L’attitude de tête brûlée affichée par le gouvernement Bush a déjà produit quatre effets négatifs sur la position des Etats-Unis dans le monde. Toute personne disposant de connaissances géostratégiques rudimentaires sait que depuis 1945, la seule coalition que les Etats-Unis aient eu à craindre est celle de la France, de l’Allemagne et de la Russie. La politique étrangère américaine était destinée à la rendre impossible. Au moindre soupçon d’une telle coalition, les Etats-Unis se mobilisèrent pour en écarter au moins l’un des trois. Ce fut le cas lorsque De Gaulle fit ses premières avances à Moscou en 1945-1946 et lorsque Willy Brandt lança l’Ostpolitik1. Il existe de nombreuses raisons expliquant pourquoi une telle alliance fut si difficile à instaurer. Mais George Bush est parvenu à surmonter ces obstacles et à rendre réel le cauchemar américain. Pour la première fois depuis 1945, ces trois puissances se sont liguées publiquement contre les Etats-Unis. La réaction américaine contribue à sceller plus fermement encore cette alliance. Il faut vraiment que Donald Rumsfeld soit très naïf pour croire qu’agiter le soutien de l’Albanie et de la Macédoine, même de la Pologne et de la Hongrie, pourrait donner des frissons dans le dos aux membres du nouveau trio.

Mettre sur pied une alliance géopolitique avec la Chine, le Japon et la Corée aurait été la réponse naturelle à l’axe Paris-Berlin-Moscou. Cependant, les faucons américains font tout pour qu’une telle riposte soit presque impossible à court terme. Ils ont poussé la Corée du Nord à fourbir ses armes, offensé la Corée du Sud en ne prenant pas ses problèmes au sérieux, rendu la Chine plus méfiante que jamais, et poussé le Japon à envisager de se munir de l’arme nucléaire. Bravo !

Et puis il y a le pétrole. Contrôler le prix du pétrole est la plus importante des trois questions mentionnées plus haut. L’Arabie Saoudite en a été la clef. C’est pour une raison très simple qu’elle faisait le travail pour les Etats-Unis. Elle avait besoin de la protection militaire américaine pour asseoir la dynastie. Mais la course américaine à la guerre, son effet ricochet sur le monde musulman, le mépris affiché par les faucons américains pour les princes Saoud, ainsi que le soutien presque total dont bénéficie Sharon, ont conduit les Saoud à se demander si le soutien américain ne constitue pas un fardeau trop lourd plutôt qu’un véritable moyen de conserver le pouvoir. Pour la première fois, la fraction de la maison royale qui milite pour une rupture des liens avec les Etats-Unis semble sur le point de prendre le dessus. Or, les Etats-Unis ne trouveront pas facilement un remplaçant pour les Saoud. Souvenons-nous que les Saoud ont toujours été plus important qu’Israël pour les intérêts géopolitiques américains. Les Etats-Unis soutiennent Israël pour des raisons de politique interne. Mais ils ont soutenu le régime saoudien parce qu’ils avaient besoin de lui. Les Etats peuvent survivre sans Israël. Peuvent-ils survivre aux turbulences qui agitent le monde musulman sans l’appui des Saoud ?

Finalement, le gouvernement américain a vaillamment tenté de contenir la prolifération nucléaire pendant cinquante ans. En deux courtes années, le gouvernement Bush est parvenu à pousser la Corée du Nord, et maintenant l’Iran, à accélérer leurs programmes nucléaires sans craindre de le déclarer publiquement. Si les Etats-Unis font usage d’armes nucléaires en Irak, comme on l’a suggéré, cela ne conduira pas seulement à lever le tabou, mais aussi à lancer une douzaine d’Etats supplémentaires dans une course folle à l’armement nucléaire.

Si la guerre contre l’Irak se déroule au mieux pour les Etats-Unis, peut-être pourront-ils contrebalancer ces quatre échecs géopolitiques. Si la guerre tourne mal, les conséquences négatives de chacun de ces échecs s’en trouveront immédiatement aggravées. J’ai récemment beaucoup lu sur la guerre de Crimée, dans laquelle la France et l’Angleterre sont parties en guerre contre la tyrannie russe au nom de la civilisation, du christianisme et de la lutte pour la liberté. A propos de ces motivations, un historien britannique s’exprimait ainsi en 1923 : « Ce que les anglais condamnent est presque toujours digne d’être condamné, si seulement il existe ». Le Times de Londres était en 1953 l’un des partisans les plus fidèles de la guerre. En 1859, les éditeurs exprimaient leurs regrets : « Jamais un effort si considérable n’a été dépensé pour un objectif si inutile. Ce n’est pas sans répugnance que nous devons admettre qu’un effort gigantesque et un sacrifice infini ont été faits en vain ». Lorsque George Bush quittera ses fonctions, il laissera les Etats-Unis notablement plus faibles que lorsqu’il prenait ses fonctions. Il aura transformé un déclin lent en déclin accéléré. Le New-York Times publiera-t-il un éditorial semblable en 2005 ?

* Senior Research Scholar à l’Université Yale, dirige le Centre Femand-Braudel pour l’étude des économies, des systèmes historiques et des civilisations à l’université de Binghamton (New York). Il est également chercheur rattaché à la Maison des Sciences de l’Homme à Paris, et il a présidé l’Association internationale de sociologie. Il est l’auteur d’Après le libéralisme. Essai sur un système-monde à réinventer (Ed. de l’Aube, coll. Monde en cours, 1999), L’Utopistique. Ou les choix politiques du XXIe siècle (Ed. de l’Aube, coll. Monde en cours, 2000), et à paraître très prochainement, Decline of American Power. Immanuel Wallerstein prolonge les travaux de Fernand Braudel sur « l’économie-monde », analysant la constitution du capitalisme dans la longue durée. Le dialogue entre les deux auteurs se manifeste aussi dans le parallélisme de leur production. A la somme de Braudel Civilisation matérielle, économie et capitalisme (A. Colin, Paris, tome 1, 1967, tomes 2 et 3, 1979), fait écho l’ouvrage en deux tomes de I. Wallerstein Le système du monde du XVe siècle à nos jours (tome 1 Capitalisme et économie monde 1450-1640 Flammarion, 1980, tome 2 Le mercantilisme et la consolidation de l’économie-monde européenne Flammarion, 1985). Le petit ouvrage Capitalisme historique (la Découverte, 1985 pour l’édition française, la première édition datant de 1983) peut constituer une première approche de l’œuvre de I. Wallerstein.
** Tendance Floue.
(1) Menée et défendue par le chancelier Willy Brandt au débute des années 1970, l’Ostpolitik (politique de l'Est) normalisera les relations de la RFA avec l'Est de l'Europe en reconnaissant notamment les frontières issues de la seconde guerre mondiale. Elle apaisera surtout le foyer de tension intra-allemand et aboutira au traité entre les deux Allemagnes en 1972 avec comme point d’orgue l’entrée simultanée des deux pays à l’O.N.U. en 1973. (NDLR)
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