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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
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La peau du capitalisme


« Pourquoi le capitalisme est malade » titrait Le Monde du 19 juillet 2002. « Pourquoi le capitalisme doit changer » titrait Alternatives économiques de septembre 2002. A remarquer que ces deux titres ne comprenaient pas de point d’interrogation. Cette éminente presse savait et allait tout nous expliquer. Et pourquoi tant d’étrangetés au mètre carré économiste et au centimètre carré journalistique ? (Là, le point d’interrogation figure car il faut bien reconnaître notre perplexité).



Le mouvement social de Seattle, Porto Alegre et Flo-rence en passant par Millau et Gênes se bat-il contre la mondialisation en soi ou contre la mondialisation ca-pitaliste dont l’accélération date des années 1970 où la liberté absolue de circuler fut accordée aux capitaux ? De ce fait, le mouvement social est-il anti-mondialiste comme l’ont claironné la presse bien-pensante et tous les libéraux ou est-il foncièrement anti-mondialisation capitaliste, c’est-à-dire anti-capitaliste, à l’insu de beaucoup des participants à ce mouvement d’ailleurs, ou à leur corps défendant ?



Capitalisme et libéralisme



Insensiblement, au cours des dernières années, une double évolution s’est opérée. La première a porté sur l’identification de l’adversaire. La plupart des dirigeants ou théoriciens du mouvement avaient dès le début affirmé l’objectif anti-libéral de celui-ci. Mais très vite se posa la question des rapports entre libéralisme et capitalisme : les deux concepts sont-ils équivalents ? Sinon, l’anti-libéralisme suffit-il pour construire l’« autre monde possible » ?

Le libéralisme est la représentation qu’a la bourgeoisie du système social – le capitalisme – dont elle tire profit et pouvoir et dont l’essence est l’exploitation de la force de travail salariée. Les traits principaux de cette vision du monde sont : la propriété privée est légitime car c’est un droit naturel ; le capital est fécond et la rémunération qu’il reçoit est justifiée.1 Il résulte de ce bric à brac idéologique et bien peu scientifique un projet normatif pour la société : la régulation de celle-ci est assurée par le marché qui n’a que faire d’une action et d’un droit collectifs ni d’une régulation non marchande ; d’où la formidable entreprise en cours depuis vingt ans de privatisations, de limitations des services publics et de la protection sociale, notamment des retraites, de restrictions du droit du travail et d’appropriation de toutes les connaissances humaines. Le mouvement social est alors placé devant un choix crucial : faut-il revendiquer une meilleure régulation collective du capitalisme ou faut-il utiliser celle-là pour aller plus loin en remettant en cause le système lui-même ?

Il faut dire que cette alternative était rarement explicitée comme telle. D’où une redoutable ambiguïté que va contribuer à lever partiellement une seconde évolution. Lassés de se faire traiter d’anti-mondialistes – ce qui ne veut strictement rien dire (sauf dans le schéma du relativisme culturel ou, à l’autre bord, celui du souverainisme) tant qu’on ne précise pas de quelle mondialisation il s’agit – les prétendus anti-mondialistes ont réussi peu à peu à imposer l’idée qu’ils étaient des alter-mondialistes. Dans un premier temps, cela agaça fort les faiseurs d’opinion, trop heureux de dénigrer un mouvement qu’ils définissaient et qui se définissait lui-même souvent de manière négative, sans propositions constructives. Mais progressivement ils flanchèrent et remplacèrent de plus en plus souvent « anti » par « alter ». Non sans laisser transparaître une nouvelle inquiétude : ce mouvement « alter » ne s’aviserait-il pas de s’attaquer au capitalisme, encouragé par la débâcle financière de celui-ci, par la gigantesque dégradation sociale en guise de refondation et par la dévastation écologique ? Et le quotidien le mieux-pensant français, après avoir titré sur la maladie du capitalisme2, a alerté ses lecteurs sur un nouveau danger : « L’anti-capitalisme fait peau neuve »3. Pour aussitôt se – et nous – rassurer : « La remise en cause des excès du capitalisme se construit autant – sinon plus – sur des comportements individuels que sur des engagements collectifs. » S’il n’y a que les excès à contester et à corriger, chacun chez soi y suffira ! Tout danger de mouvement collectif sera facilement circonscrit si ce mouvement n’a pas de visée systémique.

Mais qu’est-ce qu’un mouvement qui aurait une telle portée ? Dominique Plihon, président du conseil scientifique d’ATTAC, propose une réponse : « La rupture radicale avec ce système est cependant moins intéressante à rechercher dans l’anticapitalisme que dans la lutte contre la marchandisation du monde qui doit permettre d’enfoncer des coins dans l’ordre dominant en soustrayant aux règlements du commerce des biens collectifs comme l’eau, l’éducation et la santé. »4 Il a sans doute raison de dresser comme problématique une « rupture radicale ». Mais a-t-il raison d’opposer capitalisme et marchandisation du monde puisque celle-ci est le principe même et le moteur de celui-là, comme l’avait parfaitement montré Marx dès les premières pages du Capital ? Et donc, bloquer la marchandisation de toutes les activités humaines, c’est bloquer la dynamique du capitalisme puisque les biens collectifs ne sont pas pour lui des buts à atteindre mais des moyens d’élargir le champ de son accumulation. La défense de l’eau, la santé et l’éducation ne doit pas être considérée comme une position de repli ou un substitut à l’anti-capitalisme. C’est un de ses principaux leviers puisqu’elle s’attaque à l’extension du droit bourgeois de propriété qui a franchi successivement dans l’histoire plusieurs étapes – la terre, les moyens de production industriels, les institutions émettrices de la monnaie, etc. – et qui entend accomplir un nouveau saut en direction des biens publics, notamment le savoir humain, clé de voûte de la création de richesses.



Capitalisme et marché



Cette discussion se poursuit autour des rapports entre capitalisme et marché. Prenant acte de la victoire du marché au cours du XXe siècle sur les autres formes de conduite de l’économie, le sociologue Alain Caillé rejette la perspective anti-capitaliste au nom de l’identification du capitalisme au marché : « La distinction pertinente, à mes yeux, ne se situe pas entre capitalisme et économie de marché, mais au sein de l’économie capitaliste de marché, qu’elle soit régulée ou non. »5 Deux choses sont discutables dans cette affirmation. Premièrement, elle sous-entend que capitalisme et marché sont synonymes. L’historien Fernand Braudel6 avait pourtant montré que le marché existait avant le capitalisme et qu’à l’inverse de ce dernier, il n’impliquait pas obligatoirement exploitation du travail salarié et accumulation infinie.7 Deuxièmement, elle contient une contradiction dès l’instant où l’on admet que le marché n’est pas un lieu d’échange entre des individus coupés de tout environnement social mais est au contraire une institution sociale à part entière. Le marché est donc toujours régulé. C’est ainsi que l’Organisation mondiale du commerce ne dérégule pas, comme on le dit fréquemment. Elle supprime les régulations existantes pour aussitôt en imposer d’autres – règles de concurrence, de libre-échange – plus favorables aux intérêts des puissants et entend les faire respecter, sans égard pour ceux qui sont en position de faiblesse. Prétendre que le choix se situe entre réguler ou non revient par conséquent à nier la définition même du marché qui fait pratiquement consensus aujourd’hui dans les sciences sociales.



Anti ? Alter ?

Ou pro-après-capitalisme ?



Le fond de cette affaire est donc de savoir s’il est souhaitable ou non de perpétuer un système dont le but est l’appropriation générale de toutes les potentialités de richesses à des fins d’accumulation illimitée et dont le ressort est l’extorsion du fruit du travail. Derrière la spéculation financière, il y a toujours un renforcement de l’exploitation de la force de travail par le biais de la précarisation des conditions d’emploi. On ne peut pas contester véritablement l’une sans l’autre. Derrière le libéralisme – idéologie et pratique politique – , il y a le capitalisme que le premier justifie, préserve et dont il organise les intérêts. Critiquer le premier sans le second serait s’arrêter à mi-chemin ou, pire, se condamner à l’échec. Derrière le capitalisme, il y a bien sûr le marché et la monnaie, comme institutions sociales mises à son service. La question du XXIe siècle sera de savoir comment abolir les rapports sociaux capitalistes tout en reconstruisant des institutions sociales telles que le marché et la monnaie qui soient au service de finalités de coopération entre les producteurs et de solidarité entre les citoyens du monde. A propos de ces finalités, Marx parlait de l’auto-organisation des travailleurs et il n’y a pas si longtemps encore la revendication d’autogestion était exprimée au sein du salariat. La démocratie participative d’aujourd’hui en est peut-être la préfiguration.

La confusion sciemment entretenue par les libéraux entre capitalisme et libéralisme contamine les esprits jusque dans les rangs des opposants à ce système, à son idéologie et à sa politique. L’assimilation hâtive et fausse entre capitalisme et marché, faite bien sûr par les libéraux qui ont tout intérêt à cette obscurité, mais aussi par des non libéraux qui créent une redoutable ambiguïté, est facilitée par l’échec du marxisme officiel qui a régné pendant le XXe siècle. Celui-ci s’est embourbé dans le productivisme et dans la négation de toute institution sociale qui n’émanait pas du parti centralisateur : ainsi, le marché et la monnaie ne pouvaient apparaître qu’intrinsèquement liés au capitalisme. Retrouver la perspective de Marx contre la marchandise, lui associer une exigence de soutenabilité sociale et écologique et non pas celle d’un développement éternellement durable, constituent les bases d’un projet d’après-capitalisme. Il n’est plus besoin de rejeter l’anti-capitalisme au prétexte que la forme qu’il a revêtue abusivement durant le siècle dernier a failli. L’élargissement de la sphère non marchande, celle où règne la gratuité, c’est-à-dire la socialisation du coût, signifiera le recul du système du profit.

Pourquoi la « rupture radicale » souhaitée hésiterait-elle à se revendiquer comme un anti-capitalisme ? Y aurait-il encore dans nos têtes trop de scories laissées par la propagande libérale selon laquelle le capitalisme serait l’horizon indépassable de l’humanité ? Tant mieux si l’anti-capitalisme fait peau neuve. Car celle du capitalisme est une vieille peau que ses mues successives ne parviennent pas à embellir.

A suivre…

(1) Pour un approfondissement, voir J.M. Harribey, La démence sénile du capital, Fragments d’économie critique, Bègles. Ed. du Passant, 2002, notamment chapitres 1, 8 et 34.
(2) « Pourquoi le capitalisme est malade », Le Monde, 19 juillet 2002.
(3) A. Beuve-Méry, L. Caramel, « L’anticapitalisme fait peau neuve », Le Monde, 21 janvier 2003.
(4) Propos rapportés par A. Beuve-Méry, L. Caramel, op. cit.
(5) A. Caillé, « La distinction pertinente se situe entre régulation ou non de l’économie de marché », Propos recueillis par A. Beuve-Méry, L. Caramel, Le Monde, 21 janvier 2003.
(6) F. Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985.
(7) Voir J.M. Harribey, La démence sénile du capital, op. cit., chapitre 34.
(8) Voir les deux articles J.M. Harribey, « Le développement : ça dure énormément », Le Passant Ordinaire, n°40-41, juin 2002 ; « Le seul développement soutenable sera celui qui ne sera pas durable », Le Passant Ordinaire, n°42, novembre 2002.

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