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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
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La ban-lieue de la vie sacrée


Je ne vis pas en banlieue. Ce trait biographique m’exclut-il du droit à la parole concernant la banlieue ? M’exclut-il de la réalité de la vie en banlieue ? C’est justement de la vie, de l’exclusion de la vie et de son exposition au droit dont il sera question dans ce texte en quête d’un certain sens politique de la banlieue. La banlieue est liée à la ville (polis), à la limite de la ville, selon un lien qu’il s’agit d’interroger mais qui annonce d’emblée que la banlieue est une question éminemment et originairement politique.



La question de la banlieue, et de ce qu’elle est, n’est pas une question parmi d’au-tres de la politique en général, n’est pas seulement ce à quoi tend de la restreindre la vision politique de l’Etat qui la cantonne à la « politique de la ville », en lui déniant même le nom de « banlieue », mais elle interroge en retour le sens aujourd’hui de la politique et de la démocratie. « La question d’une politique démocratique de la ville doit toujours commencer par la grave question : Que veut dire banlieue ? »1. La banlieue est le lieu où se déclare véritablement le sens de la politique, où le politique déclare sa vérité. Elle n’est pas une simple réalité mais le lieu exemplaire de l’espace politique dans lequel s’inscrivent les vies qui se vivent comme laissées à l’abandon, abandonnées par les pouvoirs publics. Mais cette puissance d’abandon est elle-même constitutive du pouvoir : la banlieue est le lieu de la manifestation de la souveraineté de l’Etat abandonnant la vie à elle-même tout en la réduisant à l’objet de sa puissance souveraine.

Se présentant de cette manière, la question de la banlieue s’inscrit délibérément dans la perspective d’une analyse biopolitique au sens réélaboré par le philosophe italien Giorgio Agamben à la suite de Michel Foucault. Chez Foucault, le concept de biopolitique désigne la prise en charge de la vie par les institutions sociales et étatiques à travers les politiques de la population et de la santé. Chez Agamben, il exprime le rapport essentiel de la politique et de la vie. La souveraineté porte la trace d’une duplicité fondamentale ; d’une part, elle est configuration de la vie en fonction d’idéalités comme celle de la citoyenneté, transformation de la vie en vie protégée par le droit (bios) ; d’autre part, et indissociablement, elle est puissance d’exception, capacité à suspendre le droit et les formes de vie normalisées, pouvoir de défiguration des vies protégées par le droit (bios) dans la réduction à la vie nue (zoè), informe et ex-posée ainsi hors de l’idéalité normative. Ces deux aspects sont indissociables, car c’est toujours sur le pouvoir d’exception que repose l’ordre juridique et par là-même la puissance de configuration du « citoyen » et de défiguration de la vie nue rendue à elle-même2.

Peut-on penser la banlieue de manière biopolitique, en avançant que la banlieue manifeste la suspension souveraine du droit ? Quelques remarques d’Agamben y autorisent depuis la comparaison qu’il opère avec le camp, espace d’exception qu’il institue en paradigme de la politique contemporaine3 : « Mais aussi certaines banlieues des grandes villes post-industrielles – et, dans un sens inverse, mais homologue, celles qu’on appelle aux Etats-Unis des gated communities – commencent aujourd’hui aussi à ressembler à des camps où vie nue et vie politique entrent, du moins à des moments bien précis, dans une zone d’indétermination »4 ou encore « le camp comme localisation disloquante est la matrice secrète de la politique dans laquelle nous vivons toujours, que nous devons apprendre à reconnaître à travers toutes ses métamorphoses, dans les zones d’attente de nos aéroports comme dans les banlieues de nos villes »5 La banlieue peut se comprendre alors comme le lieu de l’exception souveraine et de l’abandon de la vie nue laissée à elle-même qu’Agamben nomme la vie sacrée de l’homo sacer. Provenant du droit romain archaïque, la figure défigurée de l’homo sacer est celle de l’homme vivant qu’on peut mettre à mort sans être saisi par le droit comme un meurtrier et dont la mort ne peut faire l’objet d’un rituel sacrificiel : il est le vivant qu’on peut tuer sans léser le droit qui protège le citoyen, mais dont la vie ne peut être offerte comme sacrifice sublime. Déployant ensuite une analyse du ban, auquel l’étymologie de la banlieue nous renvoie, Agamben écrit « le ban est à proprement parler la force, à la fois attractive et répulsive, qui lie les deux pôles de l’exception souveraine : la vie nue et le pouvoir, l’homo sacer et le souverain.[…] C’est cette structure de ban que l’on doit apprendre à reconnaître dans les relations politiques et dans les espaces publics où nous vivons encore. L’espace du ban – la ban-lieue de la vie sacrée – est, dans la cité, plus intime encore que tout dedans et plus extérieur que tout dehors. Elle est le nomos souverain qui conditionne toutes les autres normes, la spatialisation originaire qui rend possibles et qui gouverne toute localisation et toute assignation de territoire. »6. La puissance de la loi est indissociable de sa capacité à décider que certains individus ne méritent pas d’être protégés par elle, et toujours plus, la puissance de la loi prend la forme de cette puissance d’exception, d’abandon. Et précisément, la banlieue est constituée par un certain abandon, l’abandon du pouvoir souverain et de la loi : la loi s’y abandonne dans un état d’exception. La loi protectrice des corps dans la figuration citoyenne s’abandonne à l’absence de protection, à la défiguration de la vie dé-nudée, abandonnée à elle-même. Non pas parce que la loi serait impuissante à y régner, non pas par absence d’intérêt ou par capitulation, mais au contraire parce que cet abandon n’est que le revers de la puissance de la loi. Aussi prend-il la forme d’une emprise souveraine sur la vie ainsi abandonnée La banlieue est la part suspendue de la souveraineté.

Ainsi la banlieue apparaît-elle sous la forme de l’état d’exception, comme espace d’exception. Qu’il suffise de rappeler l’exception de la civilité (brutalités policières, les prérogatives policières abusives), l’exception aux règles de la mobilité sociale de l’Etat social (la panne de l’ascenseur social se répétant dans la panne des ascenseurs), l’exception au droit social7, l’exception de la mobilité géographique (communautarisme ethnique) et urbaine (ghetto) et l’exception au processus d’intégration d’un Etat républicain universaliste. La banlieue est le lieu de l’exception souveraine du droit que l’on reconnaît et méconnaît dans l’expression commune d’une zone de non-droit. Mais si elle est une « zone de non-droit », c’est qu’elle est alors l’envers de la souveraineté qui mime la monopolisation de la violence par l’Etat : elle conteste moins le monopole de la violence de l’Etat qu’elle n’est plutôt le miroir du micro-pouvoir de la souveraineté anonyme et démocratique exercé par les agents ou fonctionnaires de l’Etat. Et la volonté déclarée de faire entrer le droit dans les prétendues zones de non-droit de l’Etat, selon le discours policier ou le discours universaliste républicains, de même que la demande de protection et de sécurité des habitants de la banlieue à l’encontre des délinquants qu’elle produit en son sein (dans une sorte de réaction d’auto-immunité du corps d’une vie nue qui se divise encore elle-même) sont aveugles à l’origine et à la genèse de la banlieue comme zone de suspension du droit où l’Etat manifeste son pouvoir souverain, où l’Etat, à peu de frais, manifeste sa fonction étatique et son pouvoir de souveraineté. La « bavure » en constitue une trace visible et surexposée8 : elle n’est pas un simple accident mais l’exposition de la vie nue du « sauvageon », dont on a suspendu la détermination « citoyenne », à l’intervention policière souveraine.



La pensée d’Agamben conduit à voir dans la banlieue le modèle même de ce qu’est la politique aujourd’hui : la banalisation. L’indice de cette banalisation – du devenir-banlieue de la vie politique – est le nom que revêt aujourd’hui la banlieue : « la cité ». « La cité, aujourd’hui, désigne un ensemble d’immeubles de banlieue, avec son territoire et ses repères, loin du centre-ville et loin de la ville elle-même, morceau de ville distancié de la ville, détaché comme un iceberg à la dérive, flottant sur un océan incertain. »9. Et si la cité était le nom de la ville comme lieu politique, peut-être faudrait-il également parler de devenir-banlieue de la ville. Cette banalisation de la ville elle aussi est visible, comme par exemple dans la création, la prolongation des Zones franches urbaines (ZFU) et leur extension en un grand projet de ville (GPV, comme celui de la métropole lilloise) : la politique de la ville, nom de l’action politique de l’Etat en vue de réorganiser et d’administrer les banlieues, retourne à la ville banalisée ; la ville et son centre s’apprêtant à être recouvertes par les mêmes dispositions d’exceptions des zones franches de banlieues10. C’est la grande ville, les centres-villes et la ville en son centre qui se voient régis par les dérogations économiques des banlieues : la politique économique de la banlieue devenant le paradigme de la politique de la ville. Si ce retournement indique lui aussi que l’exception est devenue la règle, est-ce parce que les citoyens que nous sommes aujourd’hui ne sont rien d’autres que des « banlieusards » sacrés potentiels11 ?



Banalisation… La banlieue est sa simple réalité nue : la réalité mise à nue et abandonnée par l’idéalité des formes de vies normalisées. D’où ce sentiment de souffrance de la vie en banlieue laissée elle-même à sa seule réalité, dépouillée de sa sublimation idéalisante.

Banalisation : extension généralisée de la banlieue comme paradigme de nos vies « citoyennes ». Agamben nous suggère qu’elle est le processus accompagnant la souveraineté. Ne nous reste-il pas à penser une résistance à la souveraineté et à la banalisation ? Que serait une exception à l’exception souveraine du droit ? Peut-être la justice ? La justice inconditionnelle distinguée du droit, ouvrant le juridique et la politique de la banlieue : la justice en banlieue au-delà du ban du droit.



Aujourd’hui, l’exception est la règle : je ne vis pas en banlieue. Nous vivons tous en banlieue.

* Philosophe.

(1) Jacques Derrida, Voyous, Galilée, 2003, p. 99.
(2) Agamben reprend ainsi la définition du juriste allemand Carl Schmitt, penseur de la radicalité de la politique échouée dans le nazisme, pour lequel le souverain est celui qui décide concrètement de l’exception et de la suspension du droit. La souveraineté prend la forme d’une décision sur l’exception « dans laquelle le droit se réfère à la vie et l’inclut en lui à travers sa propre suspension. » (Homo sacer, Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997, p. 33).
(3) « Qu’est-ce qu’un camp ? », Moyens sans fins, Notes sur la politique, Ed. Payot et Rivages, 2002, p. 50)
(4) Ibid., p. 53.
(5) Ibid., p. 54-55. Ce passage est repris dans Homo sacer dont la traduction fait disparaître la banlieue au profit de la « périphérie », y rappelant le lien intime de la ville et de la banlieue rejetée hors de la ville en tant que jetée à la vie : « comme dans certaines périphéries de nos villes », Homo sacer, p. 189. Mais la banlieue n’est pas la simple périphérie de la ville, mais est dans ville au sens où elle est et a toujours été de la ville. La banalisation de la ville y trouve son origine et comme sa condition de possibilité historique.
(6) Homo sacer, p. 121-122.
(7) Ne serait-ce pas ce que Loïc Waquant désigne par la « démission de l’Etat social (et économique) » et le « renforcement de l’Etat pénal dans les quartiers anciennement ouvriers sacrifiés sur l’autel de la modernisation du capitalisme français » dans Les prisons de la misère, Raisons d’agir,1999, p. 63.
(8) La bavure est une opération policière dans une zone de non-droit infestée de « sauvageons » qu’il s’agit de civiliser en reconquérant le territoire ou en le recolonisant – (et il est aisé de reconnaître dans la colonisation un état d’exception à outrance), en redressant les « jeunes de banlieues » identifiés au jeune d’origine étrangère, maghrébine ou musulmane (Il y aurait peut-être là une autre figure du Musulman dont parle Agamben dans Ce qui reste d’Auschwit : ce terme désignait les déportés qui avaient atteint un stade terminal d’apathie dans les camps d’extermination nazis, déporté mort dans la vie, exemplaire sans exemplarité du témoin intégral qui ne peut plus témoigner selon la réflexion d’Agamben). La bavure policière est la trace laissée au lieu même de la jonction entre l’espace normatif et l’espace d’exception, elle est le symptôme de ce qui coule au lieu où ça dis-jointe, où « ça dis-joncte » !.
(9) Jean-Luc Nancy, La ville au loin, Ed. Mille et une nuits, 1999, p. 44. Ce texte, qui est une merveilleuse méditation de la ville à partir de Los Angeles, mériterait une longue discussion avec la thèse élaborée depuis la réflexion d’Agamben tant Nancy y insiste sur la cooriginarité de la ville et de la banlieue, sans la relier à un « état d’exception », invitant à penser une banlieue avant la banlieue : « La ville n’a-t-elle pas toujours mis en oeuvre, avec la volonté du centre, du rassemblement, une violence sourde d’éclatement, de décentrement dans le rejet ou dans l’indifférence ? Ne s’est-elle pas toujours rejetée d’elle-même, créant sa banlieue (son sub-urb…), sa banalisation du lieu avant même de la disposer en périphérie, faubourg, fortifs, périphs, zones commerciales artisanales, à urbaniser, à scolariser, zones franches d’impôt, etc. ? »( ibid., p. 16-17).
(10) Cf. Le Monde du lundi 13 janvier 2003, « Le Nord-Pas-de-Calais apprécie ses zones franches » qui relate la proposition par les maires du GPV de la métropole lilloise de la création d’une vaste zone franche de nouvelle génération, expérimentale, étendue à l’ensemble du territoire du GPV.
(11) S’inquiétant de la multiplication des dérogations au droit commun dans l’avant-projet de loi sur la criminalité organisée, l’éditorial du journal Le Monde du vendredi 24 janvier 2003 s’alarme : « L’anesthésie du pays, et de la gauche parlementaire en premier lieu, est si complète que nul ne semble prendre la mesure de la régression des libertés publiques. Le gouvernement cible les jeunes, les banlieues, les pauvres, les étrangers, les parents débordés par leurs enfants ; il accumule des textes d’exception qui constituent autant de reculs. Le très mesuré bâtonnnier de Paris, Paul-Albert Iweins, ne dit pas autre chose : Il faut que les gens comprennent qu’un jour ou l’autre ces mesures techniques sont susceptibles de les concerner. » Que toute dérogation ou suspension du droit concerne potentiellement tout citoyen indique ce que je nomme la banalisation de la vie citoyenne, seul avenir dorénavant promis à tous les « citoyens ». Promis comme la terrible menace du pouvoir souverain !

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