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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
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Ground Zero, banlieue ultime


Peut-être me réveillerai-je à un autre moment, bien que je sois couchée dans les ténèbres et que ma lumière soit en cendres1 –

W. Styron



Un écrivain de passage à New York m’a dit avoir été frappé par l’attitude de nombreux autochtones qui, longeant au quotidien l’espace rui-né, feignaient de ne rien voir, marchaient le regard rivé ailleurs. Ne pas voir. Ne plus voir. Ne plus voir les tours (éliminer, même, de la bande-annonce de Spider-Man l’image d’une toile d’araignée tendue entre les Twin towers). Ne pas entendre, non plus, le bruit de la chute des corps sur le sol, soigneusement effacé à la demande de CBS de la bande sonore de 11/92. Ne plus voir qu’il n’y a plus rien à voir : un espace vide. Lutter contre des images rediffusées ad nauseam. Des images qui ont un air de déjà-vu. L’avion qui s’encastre dans l’immeuble ressemble au projectile lancé sur un obstacle dans un jeu vidéo, tandis que le nuage de poussière et de cendre avançant dans la rue vers les passants reproduit l’image récurrente du film d’action montrant par incrustation le héros fuir devant le danger qui se rapproche (souffle d’une explosion, langues de feu, nuage). Validation du fictionnel comme prémonitoire ou relecture du réel par la fiction participent de l’extase voyeuriste devant l’événement. Loin de l’excitation, contre une présence obsessionnelle des temps forts, on plaiderait volontiers pour une « photographie des temps faibles » (Depardon), un instantané de la vie qui s’écoule, du temps qui passe, de l’état des choses, en le cherchant par exemple chez quelques interprètes, qu’ils soient rebelles invétérés, simples témoins ou chantres de l’Amérique profonde.



Ground Zero est une banlieue. Le terrain nettoyé de ses ruines, par effet de contiguïté, trace une nouvelle frontière (comme jadis la Huitième Avenue bordait Hell’s Kitchen, ou plus près de nous Charlotte Street ouvrait sur des gravats). Celle-ci inscrit dans l’espace urbain une friche tributaire d’un autre espace, mondial, venant dire qu’une altérité fondamentale est aux portes. Cela n’a échappé ni à Bruce Springsteen3 ni à Steve Earle4, le premier produisant un effet de langue étrangère en invitant le chanteur Pakistanais Asif Ali Khan dans Worlds apart, et le second consignant l’irruption de l’arabe sous la double forme d’une prière chantée par Earle lui-même en refrain (« A shadu la ilaha illa Allah ») et d’une psalmodie au final de John Walker’s blues. À la lisière de Ground Zero se confrontent ethnicité, religions et valeurs ; le lieu rappelle la violence du choc avec sa surenchère qui profite de la gémellité des bâtiments pour un redoublement de l’événement, et dit la radicalité du geste, l’intensité de la haine. La chute des tours est aussi sacrificielle. Elle est l’équivalent exact de ce qui est advenu à la navette Challenger : incinération en direct de victimes immolées, nuage qui prend le dessus à l’image comme la nuée subite alimentée par l’explosion des gaz… À cette différence près que, cette fois, le bûcher n’a pas été allumé par quelqu’un de la communauté. Ground Zero : l’expression désignant l’arasement des constructions est d’ailleurs singulièrement proche des termes annonçant l’arrachement à l’attraction terrestre : three, two, one… Le site défunt de son édifice est comme ces lieux de passage, seuils inquiétants, zones agitées par d’obscures forces, d’où jaillissent des maléfices, s’identifient des maux anciens (Barheim), se génèrent des métastases (Pentagone), se répandent des formes proliférant (courriers à l’anthrax ; Springsteen : « God’s drifting in heaven / Devil’s in the mailbox »).



Dans une perception objectale (pour parler comme les sociologues), Ground Zero fonctionne donc par signes et emblèmes. Baudrillard l’avait dit très vite : « Cette violence terroriste n’est […] pas un retour de flamme de la réalité, pas plus que celui de l’histoire. Cette violence terroriste n’est pas réelle. Elle est pire, dans un sens ; elle est symbolique »5. Béance et vacuité correspondent au marquage sur le territoire de l’autre. A-t-on réellement mesuré la portée de cette provocation ? On a bien compris que, en visant le WTC, on a atteint l’emblème de l’Amérique, le symbole du capitalisme ou l’épicentre de la virtualité. Nombre de visiteurs avaient dit quel condensé de rêve américain exhibe l’érection de tours. Céline : « New York c’est une ville debout »6. Morand : « Toute la folie de croissance qui aplatit sur les plaines de l’Ouest les villes américaines et fait bourgeonner à l’infini les banlieues vivipares s’exprime ici par une poussée verticale. Ces in-folios donnent à New York sa grandeur, sa force, son aspect de demain »7. Mais on n’a pas assez dit le lien qu’entretient le New Yorkais à sa ville. Le vieux O’Henry, déjà, en avait saisi la singularité : « La caractéristique la plus frappante des gens de New York, c’est New York ! […]. Ils ont presque tous New York dans la tête »8. C’est à la mesure de cette représentation que se dévoile une terrible stratégie, qui tient un peu de la fatwa dans ses conséquences inattendues. Rushdie vit en reclus, à charge pour les sociétés occidentales d’en avoir la garde. Ground Zero est une marque indélébile, à charge pour l’Occident d’en subir la gestion commémorative tout comme il lui incombait d’assurer la promotion médiatique de l’événement. Dans les deux cas, il en va d’un retournement des armes : c’est au nom de valeurs occidentales (liberté d’expression) que Rushdie est d’une certaine manière prisonnier chez les promoteurs de ces valeurs, cependant que le partage de la terreur sur les écrans du monde entier s’affiche comme une utilisation cynique de notre « société de l’information ». Ce que joue la médiatisation, c’est la proximité d’une banlieue, le village planétaire réduisant les milliers de kilomètres séparant Manhattan du monde Arabe ; la localisation du point d’impact invente avec Ground Zero un stigmate de banlieue au cœur de la cité. Désormais, tout lieu est potentiellement banlieue d’un autre lieu.



D’où viennent, dans les élans réactionnaires que peut parfois véhiculer la country music sous le couvert du patriotisme, le fruste repli sur soi d’Alan Jackson (« I’m not sure I could tell you the difference in Irak and Iran ») dans Where were you (When the world stopped turning)9, ou la volonté farouche de botter le cul de l’ennemi affichée dans Courtesy of the Red, White and Blue (The angry American) par Toby Keith10 (« And you’ll be sorry that you messed with the U.S.A. / ‘Cause we’ll put a boot in your ass / It’s the American way »). Le plus terrible est ici l’insouciance manifeste, soit qu’elle prenne la forme d’une valorisation du désintérêt (Jackson), soit qu’elle avive un fond revanchard11 façon « On ira pendr’ notr’ linge sur la Ligne Siegfried », qu’on déplacerait vers Kaboul, voire les rives de l’Euphrate (Keith). La friche new yorkaise est alors symbole de banlieue comme lieu mis au banc. Les vieilles valeurs traditionnelles de quelques country men ne sont d’ailleurs par seules en cause : c’est au nom des Droits de l’homme, bien sûr, que nous déterminons un axe du Mal. Ou de la pensée des Lumières que nous définissons notre seul monde comme civilisé…



Évidemment, les victimes, leurs familles, les sauveteurs auraient à objecter sur l’effet de réel. Le disque de quatre plages consacré à l’événement par Janelle Donovan (en compagnie de Tony Perrino, Joe Mele et Tom Murphy)12 est ainsi au plus près du terrain. Cet enregistrement de circonstance (dont les recettes d’exploitation seront reversées aux fonds ouverts au profit des familles des pompiers de New York victimes des attentats) évoque la cendre chaude sur les vêtements et les cheveux, le sacrifice humain des sauveteurs, le travail sur les ruines. When ladder 5 come through the door propose le témoignage d’outre-tombe, par l’une des victimes, de la mort des onze firemen qui, désobéissant à l’ordre d’évacuation, ont tenté de sauver une femme assise sur un fauteuil roulant : « In shaking walls and crumbling glass / They stayed with me until the last / And the last thing I could clearly see / Was a fireman trying to cover me ». Monahan’s old blue truck évoque le retour de leurs compagnons vers les ruines dans un vieux pick up fourni par l’un des leurs, pour rechercher les disparus. Si à son tour, la musicienne se réfère aux couleurs du drapeau, ce n’est pas comme Keith dans l’exhibition d’un étendard guerrier. C’est le recours au premier emblème auquel se rallier, quand il ne reste que ruines et désolation : « Blue is the colour of loyalty / And blue is the colour they rode / Red is the blood from the hands that dug / And white buckets carried the load ». Dans ce monde de souffrance et rédemption, la musicienne égrène ces mots avec sa voix si caractéristique : suave quand elle est maintenue dans le registre medium, aigre dès la montée à l’aigu, rêche lorsque le haut de la tessiture est associé à un léger forçage de l’émission. Ce ralliement à la bannière (ou la Cloche du souvenir qui retentit onze fois) doit être pris comme le God bless America que les personnages entonnent spontanément dans les dernières images de The deer hunter (Cimino), dérisoire ciment communautaire lorsque tout se fissure. De quoi contredire Lorca, qui voyait en New York le symbole de l’absence de toute fraternité (« mundo de ríos quebrados y distancias inasibles »13).

Si Janelle Donovan dit l’ici et maintenant du drame, Bruce Springsteen, dans une perspective consolante et une élévation mythique, rejoindrait plutôt la manière d’un William Styron, y compris dans l’emphase, par sa tentative d’exorciser le mal14. L’image sacrificielle de la disparition (Into the fire : « The sky was falling and streaked with blood / I heard you calling me, then you disappeared into the dust / Up the stairs, into the fire »), l’élégie (You’re missing, Mary’s place), les formes de prières (Into the fire, My city of ruins), les manières soul (Let’s be friends (Skin to skin)), concourent à assigner au musicien la place de l’officiant. Certes, s’appropriant avec Ground Zero un lieu désormais sanctuarisé, Springsteen demeure un entertainer en dépit de la gravité qu’il veut donner à son propos, ce en quoi il est proche du Spielberg de Schindler’s list. Mais, que My city of ruins ait été écrit avant le 11 septembre, vise Asbury Park et non New York, en dit long sur l’état de déréliction de certaine Amérique ou, pour retourner la proposition de « recherche du bonheur », inscrite par Thomas Jefferson dans la Décla-ration d’Indépendance de 1776, induit quel-que promesse de malheur.



Il y a place, alors, pour les diagnostiqueurs du chaos15, tel Steve Earle16. Dès l’ouverture de son récent disque « Jerusa-lem », Ashes to ashes dit que, depuis les Temps Anciens, tout passe et doit être détruit, y compris toutes les tours érigées (« It’s always best to keep it in mind / that every tower ever built tumbles ») et il stigmatise l’inéluctabilité de la perte (« Someday even man’s best-laid plans will lie twisted and covered in rust / We’ve done all that we can but it slipped through our hands and it’s ashes to ashes and dust to dust »). Mais il s’insurge aussi contre un présent qui détruit les rêves de bonheur en même temps que les individus. John Walker’s blues parle à la première personne pour John Walker Lindh, ce jeune américain capturé en Afghanistan où il s’est mis au service des Talibans et s’est entraîné dans les camps d’Al-Quaida, condamné à vingt ans d’emprisonnement. S’interrogeant sur ce qui peut mener un américain ordinaire à épouser la jihad, Earle dit l’effrayante quotidienneté de l’environnement de celui qui n’aurait pu être qu’un gosse de banlieue parmi tant d’autres (« raised on MTV », et addict au soda), et comment une certaine inhumanité de l’Amérique retourne contre elle ses propres enfants. Cependant que font cortège en introduction du disque Emma Goldman, Malcolm X, Martin Luther King, Abbie Hoffman, Thomas Jefferson ou John Adams, le musicien interpelle son pays et procède à la réhumanisation d’un John Walker contre ceux qui l’ont diabolisé. Or, s’il faut des preachers pour conjurer le Mal (Springsteen), des témoins de l’abnégation et du sacrifice individuel (Donovan), l’establishment se serait bien passé de cette voix dissonante et les forces conservatrices se sont déchaînées contre un enregistrement au parfum de scandale. Le New York Post a ainsi reproché au musicien d’avoir glorifié le terroriste comme le Christ et l’a accusé d’avoir craché sur la mémoire des victimes17, un invité de Paula Zahn18 lui a suggéré de s’entourer de gardes du corps et l’animateur de radio Steve Gill19 a considéré que Earle était à mettre « dans la même catégorie que Jane Fonda et John Walker, et tous ces gens qui haïssent l’Amérique » !



On ne s’étonnera pas que les détracteurs feignent d’imputer à l’auteur ce qu’il fait dire au personnage (« I’ll rise up to the sky / Just like Jesus, peace be upon him » ; l’Amérique en « land of the infidel »). John Walker ne fait en réalité que trouver une place dans l’œuvre de Earle aux côtes de tous ceux qui interpellent l’Amérique : métis d’Indien dans le couloir de la mort, jeune engagé dans l’infanterie texane qui voit périr son frère et hurle sa haine au général Ben McCullogh, vétéran du Viet-Nam déclassé ou autres soldiers of fortune. Mais on sera toujours étonné de la bêtise des censeurs qui, au-delà d’un patriotisme flétri par une chanson, n’ont pas saisi le sens de l’interpellation qui parcourt la quasi-intégralité du disque. C’est ainsi que l’inhumanité n’est pas circonscrite au 11 septembre, mais inscrite tant au cœur du système carcéral visé par The truth (« For every wall you build around your fear / A thousand darker things are born in here ») que dans le désespoir des émigrants mexicains évoqué avec What’s a simple man to do ? (licenciement d’une maquiladora) ou que dans l’ensemble d’un american way of life fustigé par Amerika v. 6.0. Soit un donné à voir, pris d’ailleurs comme engagement exprès dans Conspiracy theory lorsque chaque malheur relevé par Earle s’attire en refrain la réponse de la chanteuse irlandaise Siobhan Maher-Kennedy : « Now take it or leave it / Go back to bed now don’t you cry » ! Du coup, les deux textes les plus directement liés à la tragédie du WTC, avec leur lourdeur de marches funèbres, la saturation de la guitare, la noirceur de la voix, ne font que participer d’une effrayante postulation – fitzgeraldienne – de toute vie comme entreprise de démolition. Steve Earle est aujourd’hui le plus évident peintre de l’agônia, entendue comme lutte intérieure et angoisse.



Ne pas voir. Il fallait que l’écrivain de passage à New York, Yves Charnet, fut connaisseur de « la prose du deuil », de « l’espace de la perte »20 pour noter cet ultime réflexe protecteur. Voir demeure douloureux. Toute image des deux tours de Manhattan, comme en fond de perspective dans Gangs of New York (Scorsese), se dressera désormais en Golgotha.

* Professeur, responsable du DESS Propriété intellectuelle et communication, Université Montesquieu-Bordeaux IV.

(1) Un lit de ténèbres, trad. M. Arnaud, coll. « Du monde entier », Gallimard, 1964, p. 501.
(2) Jules & Gédéon Naudet, 11/9 (CBS, 2002). Rapporté in Emouvant documentaire sur les pompiers de New York, L’Humanité, 12 mars 2002.
(3) B. Springsteen, « The Rising » (Columbia, 2002).
(4) S. Earle, « Jerusalem » (E-Squared/Artemis Records, 2002).
(5) J. Baudrillard, L’esprit du terrorisme, Le Monde, 3 novembre 2001.
(6) L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Folio, 1994, n° 28, p. 184.
(7) P. Morand, New York, Garnier-Flammarion, 1988, n° 493, p. 46.
(8) O’Henry, New York à la lueur d’un feu de camp, trad. M. Valencia, Clancier-Guénaud, 1988, p. 241.
(9) A. Jackson, « Drive » (Arista, 2002).
(10) T. Keith, « Unleashed » (Dreamworks, 2002).
(11) Qui peut resurgir furtivement chez Springsteen (il dit bien « I want an eye for an eye » dans Empty sky), même si ce dernier n’a rien de commun avec Jackson ou Keith.
(12) J. Donovan, « Monahan’s old truck » (Tone Records, 2002). « Magnetic Eyes » est à paraître en Europe au printemps 2003. Thanks, Janelle, for sending your last recordings, and warm regards !
(13) F. García Lorca, « Nueva York (oficina y denuncia) », in Poeta en Nueva York, Ed. M. C. Millán, Cátedra, Letras Hispánicas, Madrid, 1998, p. 205.
(14) De l’esclavage au nazisme avec Un lit de ténèbres.
(15) C’est de cela qu’il s’agit, déjà, quand Johnny Cash dit des versets de l’Apocalypse en ouverture du dernier de ses enregistrements testamentaires : J. Cash, « The man comes around » (American Recordings, 2002).
(16) Sur S. Earle : L. St John, Hardcore troubadour : the life and near death of Steve Earle, Fourth Estate, USA, 2003. – De S. Earle : Doghouse roses, Houghton Mifflin, Boston-New York, 2001.
(17) A. Sujo, Twisted ballad honors Tali-rat, New York Post, 21 juillet 2002.
(18) P. Zahn anime les émissions matinales de CNN de 7h à 10h.
(19) Le S. Gill Show est diffusé sur NewsChannel 5+ (Nashville).
(20) Y. Charnet, Proses du fils, nouvelle éd., coll. « La petite vermillon », La Table Ronde, 2002, p. 111-112.

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