1 par Evelyne Fagnen
Accéder au site du Passant Ordinaire Notre Monde le dvd
le Passant Ordinaire
FrançaisEnglishItalianoAmerican

Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
Imprimer cet article Imprimer l'article

« Nous sommes faits de l’étoffe des rêves »1


Oui certes, les printemps avaient besoin de toi.

Et des étoiles étaient là, qui attendaient ton regard.

Se levant d’elle-même, une vague arrivait du passé, venant vers toi,

ou bien alors que tu passais sous une fenêtre ouverte, quelque violon livrait là son secret.

Et tout était mission.

Rainer Maria Rilke, Les élégies de Duino




J’ai découvert le théâtre au lycée à l’âge de 17 ans. Je n’avais jamais mis les pieds sur une scène ni n’avais vu de spectacles.

Je découvrais la même année le Méphisto du théâtre du Soleil à la Cartoucherie puis Café Muller de Pina Bausch au festival international de Nancy.

Bouleversement profond de rencontrer la beauté du monde, l’intelligence de l’émotion humaine, la sensation physique que je ne verrai plus les autres ni aucun paysage de la même manière.

Mes yeux avaient vu, mais c’est mon cœur qui devenait voyant.

Ce sont des chemins de possibles qui s’éclairaient.

Une vague venue des profondeurs du ventre se levait avec des bateaux, des avions, des cartes du monde et des sourires d’avant.

Tout devenait histoires.

Et la nécessité de comprendre,

Un homme qui boite, une petite fille en patins à roulettes, une vieille femme africaine déboulant dans la nuit en haut d’une rue à Paris.

Tant de signes à mon cerveau en feu.

Il y avait alors les luttes pour les cartes de résidence, la marche des beurs, le Nicaragua, le Chili, l’Uruguay, la coupe du monde de football dans les stades du général Vidéla et l’océan qui taisait le nom des disparus balancés des hélicoptères.

Il y avait le monde

Les pays du monde

Les luttes des peuples du monde.

La conscience d’exister et de pouvoir comprendre

La nécessité de chercher à comprendre

La curiosité envers ceux qui refusaient la fatalité pour la transformer en histoire.

Mais c’est au théâtre qu’il me semblait que j’étais à la fois dans le plus petit, le plus précis d’un signe et dans le flot immense de l’histoire du monde.

Etre au plus près des ténèbres et dans la capacité d’une lumière,

Dans la construction physique, humaine, archaïque de la poésie pour partager, la peur au ventre, ce que nous pensons juste, à l’instant où nous le donnons à voir au public.

Aujourd’hui encore c’est cette vague qui me porte.

Peut-être est-ce la seule ressource qui me reste à la fin de cet été sinistre.



« Nous sommes faits de l’étoffe des rêves » disait notre banderole pendant les manifestations contre le protocole du 26 juin dernier.

Comme dans presque toutes les histoires de dictature, c’est le théâtre, la culture qui sont agressés en premier.

Les grands groupes financiers qui jugulent la presse, la télévision qui lobotomise et offre du rêve, quel rêve ? De l’illusion plutôt :

Des pétasses qui se pâment devant un milliardaire, des hôtels de luxe et autres îles de la tentation pour mener tous ceux dont on ne veut plus à l’abattoir de l’âme.

Nous sommes faits de l’étoffe des rêves et c’est le théâtre qui donne chair à ces rêves.

C’est sur le plateau que des points de vue deviennent êtres, signes, gestes, silences, mouvements d’âme.

C’est le lieu de la différence, de l’alliance poétique des images, des mots, des différences, du souffle commun, des possibles enfin…



C’est pourquoi je me dis qu’aujourd’hui, nous devons travailler comme des fous pour continuer à découvrir les paysages de ce continent immense qu’est le théâtre et nous battre pour qu’il ne soit pas marchandisé.

Je relis « Appels » de Jacques Copeau et je me dis qu’en cette période difficile, il nous faut nous inspirer de nos aînés, de leur combat contre les forces d’avilissement.

Etablir son droit de vivre,

Sa possibilité de vivre, vivre son art, éventuellement vivre de lui.

Retrouvons de la force et de l’audace pour créer, car c’est sur le plateau qu’il importe de refaire le monde.

Le théâtre est la tribune de l’enthousiasme, du labeur, de l’amour sincère de la beauté.

Quelle douleur alors de ne pas pouvoir jouer, de ne pas se préparer à cet acte solennel

et sacré !

Quelle déchirure à l’idée même de devenir muet et de ne pouvoir transformer en poésie notre cri mêlé à celui du poète.

Quelle détresse cette absence, ce silence.

Et pourtant…

Le fallait-il ? oui, sûrement, mais rien ne bouge. Silence obstiné.

Alors, à nous de travailler, de continuer à creuser le sillon d’une culture de qualité, d’un théâtre exigeant et engagé, de poursuivre la route des chercheurs, des fous, des enragés, des exaltés qui ont donné leur vie pour que des rêves existent !

Et je finirai par les propos de Jacques Copeau en 1927 :

« […] La dignité originelle du théâtre tient à sa solennité. Le divertissement quotidien que l’argent peut acheter, non seulement en toute saison mais à toute heure du jour, perd toute signification, il n’a d’autre raison d’être que de nous détourner de nous-mêmes. L’imagination individuelle pour collaborer à la célébration dramatique a besoin d’une préparation, d’une initiation.

Pour mieux comprendre cette nécessité, reportons-nous à nos souvenirs d’enfance. La promesse du spectacle comme une récompense délivrait en nous les sources les plus délicates de l’imagination. Rappelez-vous ce qu’était votre attente et ce que les délais y ajoutaient d’impatience délicieuse et d’amour. Rappelez-vous dans quels sentiments vous vous endormiez la veille du spectacle, vous vous éveilliez le jour du spectacle, vous franchissiez la distance qui vous séparait du théâtre, vous passiez le seuil du théâtre, vous entriez dans la salle, respiriez son odeur, preniez votre place, attendiez le signal, voyiez enfin le rideau se lever pour vous découvrir un autre monde, et quelle résonance prenait dans votre cœur la première parole dite.

Et le prestige une fois évanoui, le silence fait, le rideau clos, la vie normale reprise, quel prolongement infini du souvenir vous faisait revivre des émotions plus réelles que ne vous en apporte l’existence quotidienne qui n’a ni l’harmonie, ni la continuité, ni la plénitude du spectacle inventé. »

Et le temps qu’il faut pour découvrir…

Patience, seule la terre perdure.

Restons rebelles et que le théâtre redevienne dangereux !

Metteur en scène et comédienne, elle dirige la Cie Terrain Vague.

(1) William Shakespeare, La tempête, acte IV, scène 1.

© 2000-2016 - Tous droits réservés
le Passant Ordinaire