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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
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Il n’y a qu’un monde-s

C’est parce qu’il n’y a qu’un monde, qu’il y a pluralité des rapports au monde, diversité et conflictualité des visions du monde.
En somme », il n’y a pas un monde « Un », ni fragmentation de mondes particuliers, capables de con-vivre par bords juxtaposés ou s’ignorant comme si tout du monde était leur monde aux limites maîtrisées. Une culture spécifique, par exemple, est toujours faite de l’assemblage mal prévisible et de l’articulation sans cesse en mouvement d’origines étrangères et parfois a priori incompatibles. C’est bien pourquoi je peux avoir de la conversation avec des gens dont j’ignore tout des codes sociaux. Ces codes particularisent des mondes sociaux, mais ceux-ci réfèrent à des rapports au monde. Ce sont ces rapports qui nous rapportent précisément à un monde, c’est-à-dire à sa nécessaire mise en discussion.



On comprend ainsi aisément ce qu’est la domination : laisser entendre qu’il n’y a pas d’autre monde possible que le monde social qu’elle domine. En adoptant une position subalterne à

l’intérieur de cet unique monde, vous vous adaptez au système qui s’impose à vous. Et c’est bien tout ce qu’on vous demande. « En échange », ils accepteront votre différence, comme on parle de différence de degré. Comme s’il n’y avait aucun autre choix possible que celui de vivre une des variantes possibles de ce monde unique. La différence n’a rien ici d’une alternative, elle n’est qu’une interprétation autorisée par la « partition ». Vous n’êtes pas compositeur et vous ne jouez pas très bien, mais ce n’est pas grave du moment que vous jouez à votre façon la partition écrite pour vous, conçue pour votre bien. N’allez pas résister à ce bien-là, ce serait mal. Si l’on distribue les cartes et que vous ne connaissez pas les règles, cela n’a aucune importance : du moment que ceux qui les connaissent, parce qu’ils les établissent et les modifient chaque fois que cela les arrange, gagnent toujours. Une telle imposture se fonde notamment sur un mépris total pour l’ordinaire et le singulier, ces autres mondes qui ne compteraient pas, qui seraient englobés par le monde dominateur. Or s’il s’agit de jouer « mythe contre mythe », ce n’est pas ailleurs qu’il faut aller. Ce n’est pas « ici », mais ici et là, par-ci, par-là, çà et là1… Ainsi que nous le faisons dans la vie quotidienne.



Car les autres mondes ne sont pas là où des charlatans nous les indiquent pour nous adapter en fait à ce monde-ci. Ainsi, par exemple, cette exploration des potentialités enfouies. Il s’agit là de cette religiosité à la carte où se mélangent le marketing enchanteur des Disneyworld et le goût pour les mysticismes corporels et le sacré psychologisant. Chacun devrait devenir son propre spéléologue et ainsi s’occuper le temps. Ou encore, il s’agit de ce spiritualisme que sert comme une mauvaise soupe, la moralisation du politique que critique Emmanuel Renault2… Ou encore il s’agit de croire en des mondes lointains et « parallèles » qui permettraient de patienter ici, de croire que le monde humain est en vérité second au regard d’un monde supérieur où nous aurions déjà notre place. Ainsi Auguste Blanqui, dans L’Eternité par les astres (1871), explique-t-il que nous avons des sosies vivants en d’autres planètes et grâce à qui nous sommes consolés des malheurs que l’on rencontre ici : puisque existent des « là-bas » où l’on n’a pas rencontré l’infortune3. L’utopie au sens d’un ailleurs meilleur peut être un enfermement. Non seulement le meilleur ailleurs peut-il être disciplinaire, totalitaire. Mais aussi, il qualifie négativement l’ici en le bornant à l’ici-même, en lui déniant ses ubiquités, ses entre-deux. L’utopie qui veut la réalisation du rêve peut être de cauchemar, en empêchant préalablement de rêver l’ici et, plus que de délirer sagement dans son recoin, de vivre l’étrangeté du quotidien. « Quelque chose se passe en nous, dit Jean Duvignaud, qui ne dépend plus des concepts ou des représentations collectives que nous inventons pour les contrôler »4.



Voudriez-vous croire qu’il n’y a que ce monde normal, hautain et protecteur, avec comme seule solution de rechange la rêverie sage des mondes qui n’existent pas ou « intérieurs » ? Cette histoire suppose qu’on puisse stopper la complexité ( comme on stoppe un tissu, qu’on répare un accroc dans le « tissu social ») : ainsi vont-ils nous supprimer la mort, le sexe, la violence, tout ce qui nous empêche de vivre, disent-ils. Tout ce qui trame en vérité la vie quotidienne, et qui fait que le quotidien n’est pas seulement quotidien.

La vie quotidienne, en effet, n’est pas seulement enlisement, répétition morne, aliénation de la « quotidienneté » dont

parlait Henri Lefebvre. Le quotidien est aussi ce qui relie à des temporalités complexes qui font de chaque jour l’endroit instable où la vie vient5. Je vous le raconterai ainsi.



… La pluie vient au bout des arbres.

L’air tremble. Un mouvement se glisse. Vos cheveux avancent. Un sourire s’arrête à l’ombre du mur. Il y a des mondes qui passent sous tes paupières. Et près de ce miroir, quand tu clignes tes yeux, cela m’inonde. Hôtel de Paris. Suresnes.

Je trouve cela curieux. C’est comme cela. On monte les marches quatre à quatre. Ne pas défaire les valises. J’ouvre la fenêtre. La pluie ruisselle encore. Au loin la gare.

J’arrêterai bientôt le train violent qui siffle et coupe à travers moi. Sur le quai, dans la cohue, j’ai vu ta jambe. La pluie revient de tes épaules.

Tes yeux viennent pousser la porte.

Je monterai à ta prochaine.

Les flaques s’aspergent. Vous croyez que je vous regarde alors que j’ai disparu au coin de cette goutte au bord de votre bouche. Vraiment la pluie est un mouvement. Cela sent la ville.

Un air grésille sous vos pieds. Vous tendez un geste. Vous risquez un cri. Ils disent que tu es dingue. Plein de gens sont passés ici. Contre ce mur.

Ah, debout, c’est un peu plus fatigant, peut-être, mais ça donne l’idée qu’on va casser la baraque. Ça m’intéresse vraiment ton enquête. Tu tournes

la tête vers la fenêtre. La pluie maintenant rentre par rasades entières sur le parquet. Hôtel de Paris à Suresnes, avec la fenêtre ouverte, la pluie qui ruisselle, le train qui siffle, le train qui traverse la voie, ta voix qui s’étrangle, tes hanches qui bougent, ta salive qui vient à fond de train.

Quand tu hurles que tu voudras toujours, les façades me viennent, les pavés coulent dans ton son, le feu bleu passe. La ville entière bascule dans son image et c’est la tienne.

Bien sûr, il arrive que le monde urbain semble s’épuiser. Alors on croit pouvoir être un peu seul. Mais il ne dort jamais. Il promène les arbres, il cause au vent, il se déguise en nuit, il marche aussi dans le bruit silencieux : au fond de ce café où je ne sais pas

ce qui me prend. Ton pas, ta nuque. Tout ce mouvement des gens qui passent dans ton regard, la gare épuisée au bout du parapluie, un hôtel, une pause, un peu de brouillard, de la fatigue, du reposé, du pour plus tard, de l’insensé dedans tes larmes, du bougé dans ton mouchoir, de l’amertume de tes lèvres dont je voudrais cueillir le feu, du bout du monde en ce milieu dans la ville électrique, de l’étendue, l’étendue bleue pour jouer aux pirates, à la cabane, à la voiture, au voyage, au comme tu veux, si tu veux.

Tu dis que je débloque, et que tu aimes. Moi je dis que vous passez dans chaque mur. Un ventre à danser sur le feu, des pieds nus, des sourires parfois, des ciels bleus dans le fond de ton front, votre avancée aux fenêtres.

Ils avançaient sur les trottoirs, ils souriaient par la fenêtre. Les morts ne meurent-ils donc jamais, qu’on s’en souvienne n’importe où ?..

Et vous qui fermez les yeux si bien sur la photographie que tu m’avais fait prendre ? Un unique monde un, disent-ils ? Tu parles.

(1) Voir Jean Didier Urbain, Ethnologue mais pas trop, Paris, Payot, 2003, p. 226.
(2) Voir Emmanuel Renault, Mépris social, Bordeaux, Editions du Passant, 2000, p. 54, qui parle de « la renaissance de ce spiritualisme qui veut faire croire qu’il suffit de se fonder sur la conscience morale pour agir et que par la seule introspection, notre esprit est capable de retrouver en lui les vérités éternelles qui y sont inscrites depuis toujours. »
(3) Voir Patrick Tacussel, Mythologie des formes sociales, Paris, Méridiens/Klincksieck, 1995, p. 212. On voit ici l’aspect sinistre que peut revêtir l’utopisme. Blanqui lui-même disait que cette éternité de l’homme est « mélancolique ».
(4) Jean Duvignaud, La Genèse des passions dans la vie sociale, Paris, PUF, 1990, p. 194.
(5) Pour Henri Lefebvre, auteur de Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, 2 tomes, 1960 – 1661, la quotidienneté est misère et richesse : voir La Vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard, 1968, p. 30, et p. 50 où il écrit : « Dégager les virtualités du quotidien, n’est-ce pas rétablir les droits de l’appropriation, ce trait caractéristique de l’activité créatrice par laquelle ce qui vient de la nature et de la nécessité se change en œuvre, en bien, pour et par l’activité humaine, en liberté ? ». L’enjeu est aussi celui d’une rencontre entre la pensée politique et les réflexions philosophiques, contre l’idéologie scientiste. Il s’agit notamment de mettre l’accent sur la modernité et la subjectivité, sur le temps. On peut aujourd’hui encore préférer cette analyse composite à la sociologie d’un Goffman dont les inlassables descriptions ne permettent d’élaborer aucune question
au-delà des « cadres sociaux », sauf à se contenter de cette découverte assez indigente (limitée et fausse) de la « sociologie compréhensive » (Weber, Simmel) que l’atome de toute vie sociale, c’est la relation, dont une « grammaire » réglerait la vie quotidienne. Pour une critique de cette pensée des règles qui formeraient tout du social tel qu’il peut scientifiquement s’observer, et pour revenir sur les questions du sexe, de la mort et de la violence, voir Patrick Baudry La Question de la violence, Bordeaux, Les Éditions du Passant, IVe trimestre 2003.

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