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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
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Le Passant a aimé


Romain Bertrand

Indonésie, la démocratie invisible.

Violence, magie et politique à Java



Paris, Karthala, 2002, 244 p.

Les bombes islamistes de Bali il y a un an (env. 200 morts) et de Jakarta au mois d’août de cette année (env. 10 morts) ont vite recouvert un événement pourtant considérable : la fin du régime militaire de Suharto, en 1998, sous la pression populaire, et la transition vers la démocratie. C’est la démocratie indonésienne, justement, que le livre de R. Bertrand examine ; mais la démocratie « invisible », celle que sous-tend, au plus profond de ce pays réputé musulman, un « imaginaire constituant » peuplé de créatures et de forces occultes qui obligent, au quotidien de l’exercice de leur pouvoir, les élites économiques ou politiques. Ces échanges symboliques au fondement de la vie collective indonésienne sont la matière de cet ouvrage, qui traite la politique d’en haut (les allégeances mystérieuses du pouvoir issu des urnes, les conduites ascétiques des dirigeants), mais surtout d’en bas (les croyances qui font et défont les réputations, et obligent à des redistributions de pouvoir parfois dramatiques – surtout lorsqu’elles visent la riche communauté chinoise ; les pratiques de sorcellerie quotidienne, qui pèsent sur les orientations collectives ; les foules prises de délire, qui désignent tel ou tel individu, tel ou tel groupe, au lynchage collectif). Anthropologie politique menée sur plusieurs fronts, de manière la plus accessible qui soit, cet ouvrage nous fait pénétrer dans les arcanes de la violence et de la croyance politiques… en démocratie moderne.

F.J.





Henri-Pierre Jeudy

Fictions théoriques



Ed. Léo Scheer, 2003, 172 p.

Le sociologue Henri-Pierre Jeudy signe ici un livre virulent contre la rationalisation toujours plus systématique de la société par une certaine sociologie productrice d’une « conceptualisation gestionnaire du social ». « L’apparente maîtrise du devenir des sociétés » dont les experts de tous bords se prévalent pour mieux produire leurs « injonctions conceptuelles » aboutit en fait à une « tyrannie de la réflexivité ». Ce livre constitue une sorte d’archéologie intime des recherches de l’auteur depuis une trentaine d’années. Cet ouvrage écrit avec style n’hésite pas à donner à voir au lecteur, les aléas d’une pensée vivante étonnée de son propre désir de faire œuvre. Au prise avec ses propres spectres, l’écriture joue de la reprise et de la répétition pour mieux affirmer à sa manière ce travail imprécis de « figuration de la contingence » que constitue l’acte de penser. Parmi les questionnements qu’il soulève, nous retiendrons notamment la question de « l’arbitraire absolu du sens » qui assigne au concept, « expression objective de l’idée qu’on se fait de la réalité » et à la « réflexivité », solution envisagée pour la gestion du mourir, et plus largement pour la gestion urbaine, sociale, économique, une place dérisoire. « L’ironie objective » dont parle l’auteur laisse la place aux jeux de langage, qui déconstruisent par leur puissance de négation le finalisme de toute discursivité. Nous ajouterons, pour notre part, que la positivité objective d’une critique créatrice d’alternatives dont le libéralisme nous abreuve avec son pseudo concept d’innovation, d’« innovation technologique » pour parler dans leur langue, opère en fait le déni de toute critique sociale du normal et du banal. Pour nous en effet, seule la pensée critique en acte, en se confrontant violemment à l’ordinaire de nos vies, peut mettre aujourd’hui au travail le négatif.

C.M.





Mike Davis

Génocides tropicaux.

Catastrophes naturelles et familles coloniales.

Aux origines du sous-développement



La découverte, 2003, 477 p.

Ce livre porte sur l’achèvement de la première phase de la mondialisation, sur les dernières avancées de la colonisation et la mise en place du marché agricole à l’échelle mondiale. Dans ce contexte eurent lieu trois grandes famines mondialisées qui, en 1876-1878, 1888-1891 et 1896-1902 causèrent plus de 50 millions de morts en Inde, en Chine, en Afrique et en Amérique du sud. Ces grandes famines, trop souvent oubliées par l’histoire officielle du monde moderne (le plus souvent écrite d’un point de vue euro-américain), s’expliquent bien entendu par des épisodes climatiques El Niño particulièrement violents ; mais aussi par l’obstination des puissances coloniales à soumettre les agricultures indigènes aux lois du marché. On reste abasourdi à la lecture des chapitres décrivant l’intégrisme libéral de l’administration britannique en Inde qui, en pleine famine, va jusqu’à interdire la charité privée parce qu’elle risque de perturber le bon fonctionnement du marché ! L’intérêt du livre n’est pas seulement de dénoncer la responsabilité de l’impérialisme dans ces famines sans précédent et sans équivalent, il est aussi de montrer comment les puissances coloniales en ont joué pour étendre leur empire. De ces trois famines, les pays touchés ne se sont jamais remis, de là date leur décrochage définitif, et en ce sens, de là date le tiers-monde.

E. R.







Frédéric Lordon

Et la vertu sauvera le monde… Après la débâcle financière, le salut par l’« éthique » ?



Paris, Raisons d’agir, 2003, 128 p.

Par la taille, c’est un petit livre. Par le contenu, il est bien plus grand, tout en étant facile d’accès. Vous vous imaginiez peut-être que les soubresauts de la finance, les yoyos de la Bourse, les paniques soudaines, les bulles qui éclatent, et les licenciements qui pleuvent sur les salariés ensuite, étaient le résultat de malversations d’hommes d’affaires peu scrupuleux ou bien de quelques brebis galeuses spéculatrices au milieu d’un aimable troupeau de business men rationnels et cherchant le bien de l’humanité par la grâce de marchés efficients. Et qu’il suffirait de mettre à l’écart les quelques moutons noirs ayant sévi à la tête d’Enron, de Vivendi, d’Alcatel ou de France Telecom. Et bien, non. Frédéric Lordon explique que la crise financière est le produit logique de la déréglementation, de la liberté de circuler pour les capitaux désormais sans entraves, en un mot de la libéralisation tous azimuts du capitalisme actuel. Alors ? Un peu d’éthique et de vertu au royaume du profit ? Cela ne ferait sans doute pas de mal mais cela ne résoudrait rien. France Telecom a un endettement colossal parce qu’elle s’est laissée prendre aux mirages de la « nouvelle économie » en achetant au prix fort Orange et en payant en vraie monnaie et non avec ses propres actions. En voulant jouer sur l’effet d’endettement pour grossir le taux de rentabilité financière sur fonds propres, elle s’est comportée comme une vulgaire entreprise capitaliste. Frédéric Lordon démystifie le discours cherchant à exonérer la finance internationale de ses responsabilités écrasantes dans le désordre du monde.

J.-M.H.





Jean Meckert

Les Coups



Folio, 2002, 271 p.

C’est l’histoire de Félix, un gars de l’orphelinat et de l’usine, qui après avoir vu du pays et fait de la route, décide d’« entrer dans la vie », de sortir de son trou pour se faire une place bien au chaud chez les « gens de la norme », les petits-bourgeois. En épousant Paulette, la secrétaire divorcée du garage où il fait de la peinture (sic), Félix découvre un monde de verdurinades où chacun fait assaut de références culturelles pour écraser l’autre. Dans ces parties de ping-pong bavard, « l’ouvrier du bourgeois » encaisse plus ou moins bien les coups, sent monter en lui une impuissance rageuse : « je n’avais pas de mots… J’avais bien des idées qui barattaient à l’intérieur, des idées à moi, pas si bêtes, intraduisibles et pas sortables ». Alors il cogne à son tour, sa petite femme, bien sûr, avec « comme une angoisse à l’estomac, comme une grosse envie de chialer pour expectorer un caillot de pur néant ». C’est une histoire d’amour « flétrie et sanglante », un roman social, certes, mais surtout le récit lucide et universel d’un individu déchiré entre un désir de conformisme et l’affirmation impossible de sa singularité. Encore que. S’il n’est pas un héros, c’est quand même lui le narrateur, ce qui lui permet de se hisser au-dessus des « Hollande » de sa médiocrité et de renverser son impuissance verbale en triomphe de l’expression. On est chez Zola et Proust, c’est écrit dans une langue inouïe aux accents céliniens, d’une incroyable audace qui laisse rêveur quand on sait que le texte a été écrit en 1942 (il vient seulement d’être réédité) et qu’on est pratiquement tous passés à côté. Respect à Jean Meckert – alias Jean Amila dans la Série Noire – battu et laissé pour mort (il sortira du coma amnésique et épileptique) pour avoir dénoncé en 1973 les essais nucléaires français dans le Pacifique.

S.R.





US The Nation

www.thenation.com



Pour ceux qui lisent l’anglais, le site internet de la revue US The Nation regorge de tonnes d’informations fiables et d’analyses acérées sur les errances du pouvoir américain. A noter, dans le numéro de septembre, la liste commémorative des meilleures idées du Pentagone pour l’année écoulée. On retiendra la création du Bureau d’Information Stratégique (Office of Strategic Information), office chargé d’orchestrer les campagnes de désinformation, le projet de fichage de la population américaine toute entière (Total Information Awareness), ou encore l’instauration d’un marché des valeurs terroristes. Budget de la défense pour 2003 : 280 milliards de dollars, en augmentation de 60 milliards depuis septembre 2000.

J.-P.D.







Wilhelm Reich

Ecoute, petit homme !



Payot, 2002, 164 p.

Peut-être faudrait-il toujours commencer par la lecture de ce texte lorsque l’on s’intéresse à la philosophie politique. Car avant les états, avant les nations, avant les pouvoirs, il y a le petit homme, l’homme moyen qui rêve de la norme comme de son seul avenir, qui est prêt à tout pour rester dans la norme, qui est prêt à perdre sa santé mentale car dans un monde où les petits hommes règnent, vouloir être un petit homme, c’est vouloir n’être personne. Reich détruit ce drôle de rêve en montrant que tout homme, peu ou prou, ne cesse de le formuler. La philosophie politique commence à la porte de chacun, à sa façon de vivre, de rêver le monde, de refuser le petit homme que l’on est par ailleurs. Aux petits hommes qui rêvent de devenir des petits grands hommes, il faut rappeler ces phrases de Reich, choisies presque par hasard : « Ecoute, petit homme ! La misère de l’existence humaine s’éclaire à la lumière de chacun de tes petits méfaits. Chacun de tes petits faits repousse plus loin l’espoir d’une amélioration de ton sort. C’est là un sujet de tristesse, petit homme, de profonde tristesse ! Pour ne pas sentir cette tristesse, tu fais de petites plaisanteries minables et tu les appelles l’humour du peuple. On fait les mêmes plaisanteries sur toi et tu ris à gorge déployée avec les autres. Tu ne ris pas pour te moquer de toi. Tu te moques du petit homme sans même savoir que c’est de toi que tu te moques » (p.48).

G.L.B.







W.G. Sebald

Les émigrants



Folio, 310 p.

Sebald raconte quatre vies ordinaires, croisées, rencontrées par le narrateur. Chacune de ces vies est une ligne de fuite, une façon de faire plier le monde et de le renvoyer à d’autres mondes. Les vies semblent aller et venir comme un cheval sur un échiquier. Elles sont ballottées d’une année à l’autre, spécialement pendant le vingtième siècle et elles chavirent, tanguent, résistent, changent de cap. Chaque vie est potentiellement une vie d’émigrant, fuyant son monde, arpentant un nouveau monde, pedu dans sa vie mentale, avec tous les souvenirs, les perceptions qui demeurent, la violence des autres, des départs, des nouvelles villes où l’on vient sans savoir que l’on ne va pas revenir. La Suisse du docteur Henry Selwyn, l’Allemagne de Paul Bereyter, l’Amérique d’Ambros Adelwarth, l’Angleterre de Max Ferber ne sont pas simplement des pays d’accueil, ce sont les ombres glacées d’une vie poussée vers l’ailleurs, qui résonnent de toutes les histoires du siècle et surtout de l’expérience de la mort dans les camps qui est le centre crépusculaire qui hante le livre, donne aux pérégrinations qui sont contées une allure de naufrage endémique. Comment vivre quand on a perdu son monde ? Comment survivre au monde perdu ? L’écrivain raconte des vies au plus près d’elles-mêmes, n’hésitant pas à introduire des photos, des documents, des enquêtes qui, en se mêlant aux fictions, restituent les vies ordinaires de ceux-là mêmes qui ne peuvent plus se reposer sur un cours ordinaire des choses, manquant, toujours manquant.

G.LB.





Luis Sepulveda

La folie de Pinochet



Paris, éd. Métailié, 2003, 112 p.

Pour ceux qui l’ont oublié, le 11 septembre était déjà rentré dans l’histoire. C’était en 73, jour du coup d’état de la CIA (Nixon et Kissinger, futur prix Nobel de la Paix) et de sa créature Pinochet contre Salvatore Allende et la gauche chilienne qui avait pris le pouvoir démocratiquement trois ans auparavant. Ce jour-là, Salvatore Allende se suicidait dans le palais présidentiel de la Moneda. Des milliers de Chiliens périrent sous les coups des fascistes. Luis Sepulveda fut un cadre politique de l’Unité Populaire, membre du parti socialiste d’Allende. Arrêté, torturé, il a dû fuir sa patrie, contraint à l’exil comme beaucoup de chiliens qui avaient cru à cette révolution pacifique. Quand le 17 octobre 1998, il apprit l’arrestation de Pinochet, à Londres, il crut enfin venue l’heure de rendre justice à la mémoire des victimes de la junte militaire qui a fait peser sa chape de plomb sur le Chili jusqu’en 89. Il crut en avoir fini avec l’amnésie érigée en raison d’état. Pinochet aurait à répondre de ses crimes devant une cour internationale de justice comme Milosevic. Luis Sepulveda l’a espéré et s’est investi corps et âme dans cette croisade de la vérité et de la mémoire, ni oubli ni pardon. La folie de Pinochet réunit des textes publiés alors dans plusieurs grands quotidiens en Europe, au Chili et en Argentine. De l’espoir à la colère quand le caudillo réussit à se soustraire à l’action de la justice en jouant la folie, Luis Sepulveda revient sur « l’histoire infâme de l’infamie », celle du Chili écrite dans un langage de grand propriétaire par leurs contremaîtres: les forces armées chiliennes. Des pages superbes sur « ceux qui nous manquent n’ont pas leur statue dans les parcs mais ils sont à l’abri dans les mémoires », d’autres encore sur le retour de Carlitos, son fils au Chili. Le livre se termine sur un court texte où Sepulveda répond à la question : pourquoi j’écris ? « J’écris pour résister à l’imposture [...] j’écris parce que j’ai de la mémoire et je la cultive en écrivant sur les miens , sur les habitants marginaux de mes mondes marginaux, sur mes utopies bafouées, sur mes glorieux et glorieuses camarades vaincus dans mille batailles et qui continuent à préparer les prochains combats sans craindre les défaites ».

J.-F.M.


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