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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
entretien de David Grossman par Tom Lee
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Repenser les relations israélo-palestiniennes


Le Passant : Pourriez-vous brosser un rapide état des lieux de la situation dans laquelle se trouve votre pays et des rapports qu’Israël entretient avec la Palestine ?



David Grossman : C’est tout d’abord une situation de paralysie et de désespoir. Les deux camps sont aujourd’hui dans une situation similaire à celle d’un divorce sordide où chacun cherche à nuire à l’autre, même au prix de sa propre destruction. La situation est paradoxale au sens où la solution est déjà connue. Chaque camp sait exactement en quoi elle consiste, chacun connaît les limites et les concessions que peut accorder l’autre, et pourtant tous deux s’avèrent totalement incapables de faire les démarches nécessaires pour parvenir à cette solution. Si nous disposions aujourd’hui, de part et d’autre, de dirigeants courageux, je suis sûr qu’une majorité de gens des deux côtés soutiendrait des solutions politiques courageuses, voire généreuses. Mais le problème, c’est que les personnes qui dictent aujourd’hui dans chaque camp la politique à suivre sont les extrêmistes, et les plus modérées se trouvent prises en otages par ces extrémistes. Le 12 octobre, j’ai participé à une réunion d’intellectuels et d’hommes politiques israéliens et palestiniens à l’issue de laquelle nous avons conclu un nouveau projet d’accord de paix, la Déclaration de Genève (ou accord Beilin-Abed Rabbo, ndlr). Aussitôt cette initiative a fait l’objet d’attaques de la part, d’un côté, de membres du Hamas et des organisations islamistes, de l’autre, du premier ministre israélien et de la droite. C’est pourquoi, je le crains, nous devons nous attendre à de nouveaux bains de sang, à de nouvelles phases de désespoir jusqu’à ce que nous réunissions suffisamment de forces chacun de notre côté pour faire le nécessaire afin de vivre en paix et de faire en sorte que chacune des deux sociétés vive enfin sa vie, la vie qu’elle mérite de vivre.



Dans un tel contexte, comment penser un retour de la gauche, des forces progressistes en Israël ? Comment leur renouveau est-il possible, pensable, et sur quels projets politiques peuvent et doivent-elles s’appuyer pour arriver à cette solution politique que vous appelez de vos vœux ?



Pour commencer, il ne reste pas grand chose de la gauche israélienne aujourd’hui, car même si la majorité des Israéliens a soutenu les accords d’Oslo, à partir du moment où les Palestiniens ont eu recours aux attentats suicides, la plupart de mes concitoyens se sont mis à désespérer d’une paix possible. Vous savez, une majorité d’Israéliens pense qu’en juillet 2000, à Camp David, le premier ministre Ehud Barak a fait aux Palestiniens des offres extrêmement généreuses. Ce qui n’est pas faux : jusqu’alors aucun premier ministre israélien n’avait fait de telles promesses. Le problème, c’est que ce n’était pas suffisant du point de vue palestinien. Si le président Arafat avait été plus clairvoyant sur le plan politique, au lieu d’inciter aussitôt les territoires occupés à se lancer dans la deuxième Intifada, je suis persuadé qu’aujourd’hui les Palestiniens seraient en possession de l’Etat souverain et indépendant qui leur revient. Au début de la nouvelle Intifada, lorsqu’il y a eu ces actes terribles commis à l’encontre des Israéliens, en particulier au moment du lynchage de deux soldats juifs à Ramallah, soudain la population israélienne, y compris les individus les plus modérés, ceux qui soutenaient le processus de paix, s’est rendu compte que quand bien même Israël rendrait les territoires occupés, il aurait à faire face, malgré tout, à une haine profondément ancrée chez certains Arabes envers les Israéliens. Les gens ont commencé à penser que peut-être le retrait des territoires occupés ne mettrait pas un terme au conflit entre nous et les Arabes. Je ne crois pas, néanmoins, que l’on puisse en rester là. Israël peut encore faire beaucoup de choses pour améliorer les relations entre Israéliens et Palestiniens, entre Israël et le monde arabe. Il y a des positions nuancées à l’intérieur du monde arabe, y compris pour ce qui est de l’attitude à adopter à l’égard d’Israël. Mais bien entendu, il est très difficile de défendre ces idées de paix, de concessions envers

les Palestiniens lorsque la vie de tous les jours est placée sous le signe de la terreur. Quand les gens ont peur, ils n’ont pas l’énergie de tendre une main généreuse à

leur ennemi.

Pour en revenir à la stratégie politique que doit adopter la gauche israélienne, elle n’est pas seulement politique, mais également sociale. En effet, Israël fait face à une crise sociale profonde, qui provient en grande partie des problèmes de sécurité actuels. Mais la gauche reste, aux yeux de la plupart des Israéliens, intimement liée aux débats internes à la société israélienne. Et c’est la responsabilité de la gauche aujourd’hui de commencer aussi à examiner les relations israélo-israëliennes et de ne pas s’en tenir uniquement au conflit israélo-palestinien.



Vous voulez dire que la gauche serait aujourd’hui tenue responsable de cette crise économique et sociale ? Par ailleurs, pourriez-vous nous dire comment elle réagit face aux attentats ?



Non la gauche n’est pas tenue pour responsable, mais on lui reproche, à juste titre, me semble-t-il, de ne pas tenir compte de ces problèmes internes.

Pour ce qui est des attentats, j’y ai fait allusion indirectement tout à l’heure. Il y a une sorte d’accord tacite général au sein de la population concernant le droit d’Israël à se défendre. Ce n’est pas une affaire de point de vue politique, car les attentats suicides ont quelque chose de si cruel, de si inhumain que quelle que soit votre position sur l’échiquier politique, à droite ou à gauche, c’est leur dimension destructrice qui s’impose à vous. D’ailleurs, ils sont tout autant destructeurs pour le peuple palestinien. Toute société, comme la société palestinienne, qui idéalise ou glorifie des jeunes kamikazes en paye forcément le prix : elle se corrompt de l’intérieur à partir du moment où elle se met à idéaliser ce type d’action comme moyen de parvenir à ses fins. Certes, Israël a le droit de combattre le terrorisme, mais s’il le combat uniquement par le recours à la force contre les terroristes, uniquement par l’anéantissement de la société palestinienne, alors Israël ne peut qu’échouer dans sa lutte. Cela ne peut qu’engendrer de nouvelles frustrations, du désespoir et de la terreur au sein de la population palestinienne.

La réflexion sociale que vous portez a-t-elle une chance d’être reprise par la gauche israélienne ?



Oui, mais mon sentiment personnel, c’est que nous devons d’abord chercher à résoudre le problème essentiel, à savoir le conflit israëlo-palestinien, qui est la source de tous les autres problèmes d’aujourd’hui. Lorsque cela sera fait, il sera alors temps pour nous de commencer à tourner nos regards vers l’intérieur et de s’attaquer à ce qui ne va pas. Et ce ne sont pas les problèmes qui manquent ! La paix est vitale pour Israël, car il y a tellement de problèmes qui ne sont pas traités à cause de l’insécurité chronique dans laquelle nous vivons. On peut dire dans un sens qu’Israël ne vit pas la vie qu’il pourrait vivre, il ne fait que survivre d’une catastrophe à l’autre. Mais ce n’est pas suffisant. La vie ne peut se réduire à une simple survie.





N’y a-t-il pas un paradoxe à vouloir d’abord attendre la paix pour pouvoir ensuite s’occuper des problèmes sociaux et politiques auxquels est confronté Israël ? Comment peut-on arriver à une résolution du conflit si la société israélienne elle-même n’est pas suffisamment stable sur ces plans ?



C’est une bonne question. Le problème d’après moi, c’est que la gauche ou ce qu’il en reste, s’est démenée pour trouver des moyens de résoudre les problèmes politiques. Nous continuons d’ailleurs à le faire. Le Déclaration de Genève en est la preuve. Nous aimerions que ce pacte puisse agir comme une onde de choc se propageant à tous les niveaux : dans chacun des deux pays, on verrait des gens qui s’occuperaient de politique, d’autres qui s’attacheraient aux problèmes sociaux et économiques. Je crois sincèrement que le plus gros du travail a déjà été entamé sur le plan politique ; je suis persuadé que nous allons en voir les fruits, disons dans une dizaine d’années. Pour le reste, c’est-à-dire le fait de sensibiliser davantage les individus aux problèmes sociaux, aux différences à l’intérieur de la société israélienne, d’éduquer politiquement les divers éléments qui la composent, on peut seulement commencer à s’y atteler, mais il faudra attendre encore des années avant d’obtenir des résultats concrets. Il n’y a toutefois aucune raison de s’en affliger, mais peut-être que cela prendra encore une génération, celle de nos enfants, par exemple.



Pour revenir sur l’urgence de cette paix, pourriez-vous nous présenter plus en détail le nouveau plan que vous venez de négocier avec les Palestiniens à Genève ?



Cet accord est unique au sens où il diffère radicalement de toutes les propositions faites précédemment. Tout d’abord, c’est le plus détaillé, au sens où il aborde précisément tous les points qui avaient été laissés de côté lors des précédentes négociations. C’est la première fois que les deux camps s’accordent pour penser que cette proposition mettra un terme à tout ce qui oppose les deux peuples. Dans cet accord, nous acceptons le principe d’une solution de deux Etats-nations indépendants qui se reconnaîtront mutuellement, d’une évacuation massive des colonies, d’une division de Jerusalem en deux parties, l’une arabe à Jérusalem-Est, l’autre juive à Jérusalem-Ouest. Les Palestiniens contrôleront le Mont du Temple — ce qui est en soi une chose très difficile à accepter pour nous les juifs d’Israël — en échange de quoi ils renonceront à l’idée du droit au retour des réfugiés. De ce point de vue, c’est vraiment un accord historique. C’est sans doute pourquoi les extrémistes des deux côtés se montrent aussi nerveux. Jamais jusqu’alors, les deux peuples n’avaient eu suffisamment de courage pour dire ouvertement, publiquement, qu’ils sont prêts à faire ces concessions importantes et coûteuses afin de changer leur destiné, au lieu d’en être simplement les victimes.





Vous êtes une des personnalités israéliennes qui ont participé à l’élaboration des négociations de Genève, comment votre engagement politique en tant qu’homme de lettres est-il perçu en Israël ?



En Israël aujourd’hui, tous les sujets qui ont trait à la politique sont controversés. Je défends certaines idées que la moitié des Israéliens n’aiment pas ou qu’ils considèrent comme dangereuses pour le pays. Je crois pourtant qu’il y a suffisamment d’Israéliens qui se rendent compte que ce que je décris dans mes livres est le seul moyen de sortir du piège dans lequel nous sommes pris. Les opinions que j’ai exprimées aujourd’hui sont très marginales et impopulaires en Israël, comme vous pouvez l’imaginer. Mais cela ne veut pas dire qu’elles soient mauvaises.

Tout livre un peu sérieux comporte une dimension politique. Les bons livres disent toujours quelque chose de la situation politique mais également économique, psychologique ou historique du pays de leur auteur. L’écrivain peut contribuer doublement au débat politique : premièrement, de par sa sensibilité aux mots, sa capacité à nommer les choses de manière précise. Lorsque les hommes politiques se mettent à « recycler » le langage afin de manipuler les citoyens, les écrivains sont là pour attirer l’attention des gens sur ce genre de supercherie ; deuxièmement, les écrivains, par nature, voient chaque situation de points de vue différents. Si je devais écrire une histoire à partir de cet entretien, je l’écrirais de votre point de vue, du mien, de celui des gens qui nous entourent… Je vous imaginerais chez vous en train d’écouter l’enregistrement tel que votre chien ou votre chat vous perçoit. Lorsqu’on aborde des questions politiques, on sait bien qu’il n’y a pas une histoire unique, une seule justice, une seule souffrance. Il y a tout un tas d’éléments inbriqués qu’il faut prendre en compte tous ensemble pour rappeler à nos concitoyens de ne pas se figer dans une seule histoire, leur rappeler qu’il existe des versions parallèles de cette histoire et que de l’autre côté — c’est là le plus important — il peut y avoir l’ennemi mais cet ennemi est également constitué de personnes, de personnes qui rêvent, qui ont peur, qui souffrent. Il y a tellement de choses chez l’autre qui nous ressemblent et il est si facile de l’oublier et d’enfermer l’autre dans un stéréotype, d’en faire un monstre, une entité abstraite. Mais pour le moment, les Israéliens n’apprécient guère cette figure de l’écrivain éveilleur de consciences, probablement parce que la plupart des écrivains sont à gauche et l’opinion populaire majoritairement à droite. Ils considèrent les écrivains comme des collaborateurs qui ont pactisé avec l’ennemi. Moi je dirais que mon travail peut sans doute profiter aux Palestiniens, mais c’est surtout à nous les Israéliens qu’il peut faire du bien. Je voudrais également ajouter que je ne suis pas sûr que les écrivains comprennent mieux la politique que les menuisiers, les professeurs ou les conducteurs de taxi. En revanche, ils ont cette sensibilité au langage, cette flexibilité de point de vue et la conscience que l’autre est toujours plus compliqué que ce que nous en percevons. Et puis vous savez, dans la tradition juive, les écrivains ont toujours joué un rôle important, que ce soit en politique ou dans la vie quotidienne. Lors du premier congrès sioniste à Bâle en 1897, sur les dix participants, six étaient écrivains. Par conséquent, je suis convaincu que nous avons un rôle à jouer. Nous ne verrons pas forcément le fruit immédiat de nos efforts. Parvenir à la paix prendra un long moment. Mais après tout cela n’est pas très éloigné de ce que vivent les auteurs comme moi qui écrivent de longs romans. Nous sommes habitués à la frustration, au travail laborieux, à des réécritures incessantes avant d’arriver à un état satisfaisant du texte. C’est à ce titre que nous pouvons contribuer au processus de paix.


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