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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
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Une nuit au wagon


Ce soir pas question de dormir, allez en piste… Dansons ensemble au bal des vauriens Camera Silens, groupe punk bordelais, 1984 Si la vie appartient à ceux qui se lèvent tôt alors je préfère rester éveillé Zebda, groupe rock toulousain, 1997


Il est des nuits semblables à des plis, qui abritent des singularités, des étrangetés aux yeux des autres, des nuits qui déchirent le temps normé, le rythme socialement correct. La force de la nuit est d’autoriser des éclairages et des transparences que le jour interdit. La nuit dont il va être question ici est plus qu’un discours, elle est porteuse de lutte urbaine et révèle les éternels enjeux sociaux autour des modes de vie normatifs et alternatifs. Les acteurs de cette pièce nocturne sont des jeunes se revendiquant comme punks et qui squattent le site d’une friche industrielle à Saint-Brieuc.



Leur squat est devenu, à l’occasion de concerts organisés plusieurs fois par semaine dans ce lieu, un point de connexion de la zone. Pour ces alternocturnes relégués dans la société du jour au statut d’exclus, il ne reste plus que la nuit comme toile d’expression de ce qui ne peut se dire et se faire en dehors de cette temporalité précise, la nuit déclinée à chaque crépuscule comme une promesse de transgression. Saint-Brieuc, samedi 19 décembre 2003, traversée d’un centre ville désert. Quel calme ! On n’est pas loin des vertiges du prozac. La seule animation, c’est peut-être l’éclairage urbain, très réussi ! Le top de l’ambiance ! Il est 22h30. On s’éloigne du centre-ville pour s’enfoncer dans la nuit de la vallée du Couédic, direction le port du Légué. Ici, la signalisation disparaît, une centaine de voitures sont sagement rangées et l’on entend au loin, des oï ! oï ! (sorte de youyous punk). Nous sommes au squat du wagon. Un port, un wagon, des points d’ancrage pour des jeunes que les institutions appellent avec condescendance les errants. En plus d’être un point d’hébergement, cette plate-forme est une scène alternative underground qui fait ses preuves depuis 6 ans. En effet, depuis 1998, le squat du wagon, par le biais de l’association la « sauce aux gravos », anime régulièrement les nuits de Saint-Brieuc (à son actif 26 concerts durant l’année 2003).



Connecté aux réseaux internationaux de la musique punk, il accueille des groupes anglais, allemands, suisses… il organise son propre festival, une manifestation off de l’événement organisé par la ville, l’art Rock. L’événement se produisant au mois de mai ou de juin a été sobrement baptisé par ses organisateurs le Fucking Art Rock (humour punk). Ces concerts sont de gros succès et drainent plus de 800 personnes. Le squat du Légué s’est affirmé comme une des scènes punk internationales, en accueillant des groupes comme les Red Flag 77, Combat Smock, Stat Ford Mercenaires. Saint-Brieuc, capitale punk ! C’est pour le moins surprenant quand on sait qu’historiquement le mouvement est associé aux grandes métropoles européennes et nord-américaines. Dans ce décor portuaire, se dresse un curieux ensemble composé d’éléments disparates à l’esthétique à la fois kitsch et industrielle. Le tout ressemble aux baraques précaires des pays du tiers-monde. Une petite barrière permet d’accéder à une cour abritant un wagon, des caravanes, et comprenant un local ouvert, une terrasse, une baraque faisant à première vue office de cuisine. ça sent bon l’hospitalité du bidonville ; un tapis rouge flamboyant façon festival de Cannes, posé sur des marches, mène au hangar qui sert de salle de spectacle. Les murs sont graffités à l’envi. Devant la salle de concert, se vendent fanzines, tee-shirts et disques punk. Ce soir-là se produisent parmi d’autres groupes les Apaches et les Burning Heads. Le concert dure toute la nuit. Ici, la foule nombreuse – près de 300 personnes – affiche crêtes, piercings et tatouages. Cette année, la crête se porte rose. Dépaysement assuré, les rares personnes habillées comme monsieur et madame tout le monde et dont je fais partie, pourraient remporter le prix de l’excentricité au milieu de ces looks tous hautement colorés.



Mais personne ne fait attention à l’allure de son voisin. Les habitants du squat ne sont pas déguisés pour la circonstance, ils sont toute l’année habillés comme ils le sont ce soir-là. Cette concentration de centaines de punks se fait dans l’obscurité. Imaginez un instant ce que cela peut donner en pleine lumière diurne, électrochoc assuré pour les gens du jour. Rien de mieux que la nuit pour permettre les regroupements de personnes dont la visibilité tout comme la mobilité est lestée de soupçons. Ici, on est vite transporté dans un autre univers. Le spectacle est aussi dans la salle. Au devant, ça pogote, ça slame (danses). Les participants s’acclament, et à tour de rôle, ils montent sur l’estrade et se jettent sur la foule et se laissent porter par elle (slam). La morale punk : n’importe qui peut être porté aux nues, suffit juste de se lancer et de s’abandonner à la foule. Des amoureux se chamaillent « fuck off darling et bien profond » ; deux têtes, l’une dread-loquée et l’autre rasée, critiquent la politique du gouvernement qu’ils qualifient de thatchérienne. Les modes de co-présence et d’interaction avec l’autre sont aussi singuliers. Ici on se bouscule, mais sans se fondre en excuses. Il n’y a pas les mêmes distances et la rupture de l’espace du geste immédiat ne crée pas de conflits. Cette gestion du rapport à l’autre se retrouve dans le pogo. On se laisse emporter et bousculer sur des rythmes énergiques. Le principe est d’entrer en collision avec les autres. Pourtant, nul n’est piétiné, juste une question d’équilibre. La règle consiste à ne pas offrir de résistances et si on tombe, des mains surgissent très vite, vous hissent et vous remettent debout.



Sur scène, le chanteur métis des Apaches arbore un look de prostituée de fin de siècle. Travesti, il porte un short noir moulant, une perruque rose et des faux seins. Il hurle les paroles de ses chansons, se cambre de manière gracieuse tandis que ses longues jambes finement ciselées tremblent au rythme d’une guitare qui rend l’âme. A ses côtés, le bassiste juvénile et squelettique joue tout en faisant un striptease, il finit entièrement nu derrière son instrument. Les spectateurs crêtés ne sont pas surpris par les prestations scéniques des musiciens. La nuit devient une scène où s’expriment l’extravagance, l’anticonformisme, la provocation mais aussi l’ambivalence sexuelle, et les désirs secrètement gardés dans la journée. Le punk, avant d’être un mouvement musical, signifiait en anglais étrange, pédé, gouine et désignait aux Etats-Unis, dans les années 50, des jeunes hommes incarcérés qui étaient chargés de satisfaire les désirs sexuels des autres prisonniers1. Aussi curieux que cela puisse paraître, il y a chez les punks perçus d’ordinaire comme des individus très manichéens une tradition de la défense de l’ambiguïté. Ces manifestations nocturnes sont perçues autrement à l’extérieur du port. Les occupants de ce lieu sont l’objet de vives critiques de la part de certains élus, des riverains et des commerçants.



Ces jeunes sont mis à l’index, car ils ne vivent pas au même rythme que le reste de la population, ils font la fête la nuit, dorment la journée, et se réveillent aux alentours de 14 heures, pour faire du théâtre, de la musique ou palabrer dans la cour du squat en buvant des bières. A terme, le wagon est menacé en raison de l’aménagement du port, censé apporter une plus grande attractivité à la ville. Les jeunes du wagon ne cachent pas leur écœurement : « La mairie ne veut pas nous laisser la rue, les quartiers ne veulent pas nous laisser de toits ! Que reste-t-il ? Le cimetière, non merci » (Le Penthièvre2, 14 juillet 2000). Ces jusqu’au-boutistes de la nuit ont simplement le tort de ne pas obéir à l’ordre social et temporel imposé et de refuser de se coucher et de mourir. « Punk’s (still) not dead ».

(1) Voir à ce propos l’étonnant livre de Craig O’Hara, La Philosophie du punk, Rytrut, 2003.
(2) Journal.

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