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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
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Plonger dans l’autre sens


Un gros registre ouvrait la matinée

Des chiffres faisaient monter et descendre ses doigts

Le long de l’abaque d’acajou.

Toute la journée jusqu’au couvre-feu

Qui l’enfermait dans des bras nus et dorés

Dans un paisible linceul d’obscurité.

Le temps n’était qu’une poignée de riz

Coulant entre ses doigts.

Une noix de bétel mâché

Abandonnée sur le comptoir.

Il était parti comme un ballon dans l’air

Petit pont sur l’horizon flamboyant

Telle l’extrémité incandescente de la cigarette.

Un soir à minuit il s’éveilla.

Les feuilles tremblaient devant la fenêtre

Dans son soleil elle étreignait une moustiquaire

Un poisson rouge sauta de son bocal

Et dansa sur le sol une danse de mort.

Les fantasmes de jalousie d’une jeune femme

Les inévitables correspondances du monde

Furent une illumination muette.

Qui est celui, mort depuis longtemps qui a dit :

« Les limites de la poésie

Coïncident avec les limites du possible ».



Qiu Xiaolong, A Loyal Character Dancer, 2002,

traduit de l’anglais par Aline Sainton,

Visa pour Shangai, éd. Liana Levi, 2003, p. 234.



Je m’étais fait le pari de trouver un texte-support pour cette courte réflexion sur la nuit dans le roman policier que j’étais en train de lire. Il se déroule dans la Chine des années 90. Le héros est gastronome et poète, et toute l’intrigue est rythmée par la nourriture et la poésie. Plus que cela, elle s’articule dans sa logique même autour des citations versifiées et des dégustations de plats dont les recettes sont, elles aussi, poétiques. Rencontrer la nuit dans un roman noir était prévisible, puisque tout, dans l’essence même de ce genre, penche vers « la face sombre » de la vie, de la ville, de l’humanité. Le crime est l’argument du livre. Le crime, qui naît de la part obscure du politique fichée dans l’âme humaine comme une épine venimeuse importée, constitue la matrice de toute l’aventure écrite. L’action forme la cause antonyme finale : la réparation héroïque et presque impossible. Il y a dans cette démarche un éclaircissement de la nuit attendue, d’autant plus émergeante, renaissante, belle enfin que l’obscurité fut dense, comme dans l’intrigue. La sortie de nuit est alors la séquence emblématique de tout roman noir, à la fois comme séquence courte des insomnies, des courses-poursuites désespérées, des actions atroces et terrifiantes, des nuits blanches où l’on « sort en ville » et où dans le bouge, la boîte, le bistrot encore ouvert puis les quais, les abords des eaux noires, miroitantes, des artères désertes, les bas-cotés des autoroutes, les murs de briques sales, le héros plonge dans les bas-fonds sociaux. Leur cadre de visibilité est précisément la nuit.

En fait, l’action héroïque dans le roman policier est aussi diurne, bien sûr, mais c’est le statut de l’espace nocturne qui s’offre comme le plus culturellement adapté aux moments forts de cette action quand elle est cruciale, intense et dangereuse.

Rencontrer un passage sur la nuit dans un polar n’était donc pas un pari vertigineux d’audace. D’une certaine façon, (ce sont des statistiques que l’on ne calculera jamais), on peut supposer que nos expériences de nuit socialement situées sont plus visuelles qu’expérimentées « pour de vrai » dans une société où les films, les romans et les séries policières forment l’ordinaire des consommations culturelles visuelles de chacun à tous les âges.

Si l’imaginaire des statistiques est diurne, la culture de la nuit échappe au rêve du sobre projet qui les anime. Cette échappée est précisément impliquée dans ce poème rencontré par hasard dans ce roman policier qui se déroule en plein cœur de la Chine moderne. Le héros, qui est policier, est aussi l’auteur de ce poème dont je laisse le lecteur retourner au contexte : il s’agit de décrire quelqu’un, mais qu’importe ici. Cette description s’appuie sur le rythme d’une fin de journée, d’une entrée dans la soirée, et d’un réveil insomniaque à minuit. La référence à la journée est marquée par un travail de comptable. Toute la journée, celui dont le poème parle travaille sur l’abaque d’acajou où ses doigts s’agitent. Et puis, parce que le temps passe (et ce fait central qui reste en amont de toute théorisation mais dont la banalité, le tragique et le sublime sont portés à leur plus haut point d’incandescence chaque soir), le couvre-feu, le soir, et l’entrée dans la nuit arrivent avec son programme propre. Sa différence d’avec celui du jour est tellement radicale qu’elle ne se perçoit plus. Le corps s’entoure d’un « paisible linceul d’obscurité », des bras nus y scintillent de douceur et d’érotisme pour les plus chanceux des acteurs masculins. Le temps ne peut plus alors être « égrené », compté en séquences discontinues que l’on peut chiffrer, qui peuvent relever d’une estimation en bloc et en paquet : tant de temps à chiffrer, à peser, à ne pas gâcher ou perdre… Les activités diurnes sont marquées en temps ordinaire par des activités séquentielles, que l’on peut récapituler, à plus forte raison pour un comptable. Alors que la nuit, tout est dilué. Le temps coule en continu. Son sens est moins orienté. Il redevient une matière, dont la fine moulure présente et démultipliée au fur et à mesure, ne peut plus être segmentée ni structurée, comme les obsessions d’un insomniaque ou comme cet inverse symétrique, au plan phénoménologique, que sont les fleurs innombrables d’un champ peint. Non pas qu’on ne puisse compter cela aussi, mais parce que le projet de compter n’est pas nocturne. Lorsque le corps est enveloppé du linceul d’ombre, qu’une fois allongé il fait face enfin au ciel et au plafond, le temps devient la matière même de l’obscurité nocturne, c’est à dire plus rien, ou plutôt une vaste ouverture sur plus rien. Plus rien, avec le sommeil, ou autre chose encore lorsque le dormeur est encore éveillé le soir, et qu’il fume, et que de plus en plus immobile, il s’élance vers le haut en face.

Le temps du soir rejoint celui de la nuit. Le crépuscule finit par rougeoyer moins qu’une cigarette. La nuit tombe alors que le fumeur, encore accoudé au petit pont (il n’a pas vu le temps passer), ne voit plus rien dans le tissu nocturne. On comprend que le héros du poème a fait l’amour puis s’est endormi puis s’éveille à minuit, que sa compagne est jalouse et qu’elle dort. L’insomnie le pousse à la perception, les feuilles tremblent, et sans doute est-ce la danse de mort du petit poisson rouge qui l’a réveillé. Une insomnie un peu ivre, illuminée, le plonge alors vers le haut en face. Un espace où tout se correspond, et qu’un chinois lettré interprète comme étant le monde de la poésie. C’est bien la question des limites que l’espace nocturne touche et fait éclater au plan phénoménologique, c’est-à-dire dans la vie réelle, physique et matérielle.

Il ne faudrait pas croire que tout ceci est littérature « point à la ligne », et que la dimension illuminante de la nuit est réservée aux poètes relus par les lettrés : la nuit est une expérience humaine partagée par tous. « Voir les étoiles » est une séquence de perception collectivement pratiquée à tous les âges de la vie, lorsque cela est possible. La différence alternative que constitue l’expérience nocturne et qui produit l’effacement des différenciations – effacement d’autant plus imaginaire qu’il est physiologiquement inscrit dans nos capacités perceptives d’espèce diurne – appartient à tous. Il y a une égalité libertaire au cœur de l’espace nocturne qui menace les hiérarchies diurnes en ce sens qu’elle permet la plongée de tous et chacun vers le lointain décontextualisé. Ce « haut qui est au fond » varie historiquement, sociologiquement et culturellement, mais aussi selon le contexte dramaturgique du regard porté. Sa variation est infinie dans son contenu : poétique ici, religieux là-bas, ou encore amoureux ou absolument désespéré parfois, etc. Mais dans tous ces cas de figures, la portée potentielle du regard nocturne reste marquée par cette annulation théâtrale du contexte stratifié en registres, segmenté en champs et organisé en boucles dirigées vers l’avenir proche du temps social diurne. Ce dernier enveloppe le corps d’un ensemble tressé de liens accrochés aux contextes du moment, appelé vie quotidienne normale. Alors que l’espace nocturne n’appartient à personne. Il est possiblement le lieu d’expansion mimétique de tout le monde, l’immense royaume offert au rêve de désaffiliation de tout, pour chacun.

Chercheur en Sciences Sociales en Anthropologie des mondes contemporains (EHESS). Dernier ouvrage paru : Du rêve de vengeance à la haine politique, Paris, Buchet et Chastel, 2004. Elle a codirigé avec Pierre Jouannet Histoire de sexe et désir d’enfant, Paris, Edition Le Pommier, 2004.

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