Accéder au site du Passant Ordinaire Notre Monde le dvd
le Passant Ordinaire
FrançaisEnglishItalianoAmerican

Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
Imprimer cet article Imprimer l'article

L’accouplement, la singularité


Dans les images X, de l’accouplement il y en a à foison. Il semble que la furie de l’emboîtement soit le nerf de ces images. Les techniques de la pénétration sont les principaux arguments de cette rhétorique. À deux, à trois, en groupe, en masse, il faut essayer (et de toutes sortes de façons) tous les orifices. Seuls les oreilles et les trous de nez sont laissés hors d’usage par la passion fornicatrice. Par contre, de couple, il semble qu’il n’y en ait guère, sauf pour les besoins physiques d’un va-et-vient qui tient en fait le premier rôle. En clair, le sexe tiendrait tout l’écran, tandis que l’amour ne serait pas une nécessité.

Dans le livre que j’ai écrit sur la construction des images X et les regards qu’elles provoquent1, j’avais fait, entre autres, l’hypothèse que la pornographie peut épuiser le désir. Michela Marzano2 l’affirme et revendique une sexualité désirante contre une pornographie désubjectivante. Elle oppose donc deux visions du sexuel, deux visions du monde. Celle qui fait place au désir et celle qui l’abolit. Celle du corps-sujet et celle du corps-viande. On peut sans doute reprocher à l’ouvrage cette binarité, mais elle n’est jamais simpliste. Michela Marzano ne plaide pas pour un érotisme bien tempéré contre la « vulgarité » des crudités X. Elle ne tombe pas dans le piège qui consiste à opposer benoîtement l’amour au cul. Ce qu’elle explore, entre autres, c’est la condition des acteurs et des actrices en ne se contentant pas de croire que leur consentement vaut autonomie ; c’est aussi l’inscription de la barbarie nazie dans une imagerie qui instrumentalise le corps et réifie l’individu. Elle montre (avec Emmanuel Lévinas) que le rapport à autrui qu’implique l’humanité de la sexualité n’est pas cette possession corporelle ou le leurre de la dévoration d’une baise prétendument hors limite. Elle se demande quelle illusion de transparence gouverne la mise à nue de Catherine Millet. Elle démonte les discours de Catherine Breillat, d’Ovidie et de Virginie Despentes. Elle montre ainsi la multiplicité d’une logique pornographique dont la contestation ou la reconstruction révolutionnaire ne seraient que des variantes.

Sans doute faut-il un certain courage pour s’attaquer ce que Xavier Deleu3 a nommé le « consensus pornographique ». Etre contre le porno vous fait très vite ranger du côté des attardés. Mais cette critique sans concession de la logique X appelle une autre analyse : celui des regards portés sur ces images et sur leur complexité. Quand on croit que Baudrillard4 aura dit le fin mot de cette histoire en parlant de « simulacre », on oublie que la question majeure qui vient se poser est celle du rapport à ce simulacre. Il est au moins double. D’une part, il peut s’agir d’un jeu (comme l’on joue à être pris par un jeu dont on tient l’emprise à distance). D’autre part, c’est cette distanciation qu’il faut étudier. Dissociation, décalage, dédoublement, telles sont, au travers et au-delà du sexuel, les expérimentations qui se font d’une imagerie contemporaine, dont le X n’est peut-être qu’une expression plus appuyée5. Il ne s’agit pas que d’un abrutissement de masses qui seraient définitivement silencieuses mais de ce qui met en question, notamment et ce n’est pas rien, le corps du corps de l’autre. En tentant cette hypothèse-là, on sort de la binarité supposée du couple, de la dualité des sexes qui commanderait une totalité préablable (ainsi le mythe qui veut que l’individu retrouve un jour la « moitié » qui le complèterait), aussi bien que de la gestion sexuelle comme bonne hygiène et communication parfaite.

Le corps n’est pas qu’individuel. Il est construit culturellement comme une médiation. Quand je te regarde, je ne regarde pas ton corps. Mais, dans ce qui est une corporéité – ton rapport à ton corps – je regarde aussi (même sans le voir) la place que tu fais au corps d’un autre. Pas forcément au mien. Et ce « rapport à ton corps » n’est pas seulement le tien. Tout cela est évidemment compliqué, et c’est cette complication qui fait d’emblée l’érotisme6. Là où le X simplifie, c’est en donnant à croire que ce rapport pourrait être celui que définit sa pratique copulatoire et que l’autre ne serait que le corps du partenaire de « cette » fornication. Mais là où notre regard re-complexifie tout, c’est en vivant l’impossibilité de cette position. Ou, pour le dire autrement, c’est en replaçant cette position dans une situation toujours plus énigmatique que ce qu’une « littérature éthérée » (comme le dit Lévinas) veut faire croire.

À propos du porno, l’on peut développer un discours critique montrant notamment que le pornographique ne se réduit pas à « la » pornographie. Etudiant des publicités et des stratégies de marketing qui utilisent « le style porno », Xavier Deleu analyse ainsi la continuité d’une logique marchande, propre à la société capitaliste : « L’ancienne pornographie, écrit-il, voulait nous libérer de tous les agencements et contraintes politiques, des règles sociales et des interdits religieux, relatifs au désir. Le “pornographisme” de la pub vise à faire de nous des “machines désirantes” asservies aux lois du marché et par-là même aliénées. Il est le visuel qui légitime l’ordre économique dominant et consolide le ralliement au consensus social. »7 Si le porno marche visuellement si bien, ce n’est pas en raison de son seul contenu – ce sur quoi Deleu continue de le rabattre – mais parce qu’il est un dispositif visuel qui fonctionne en adéquation avec la construction néolibérale du regard. Ce n’est donc pas seulement la pub et, par exemple, le « porno-chic », qu’il faut considérer, mais encore le journal de

20 heures, en comprenant qu’il fait en effet fonctionner ce même pilotage oculaire.

On peut aussi, pour revenir à ce que je disais plus haut, douter de la « simplicité » de la pornographie, c’est-à-dire remettre en cause le monopole que l’industrie du X voudrait avoir de la sexualité et de ses imaginaires. Et sa curieuse collision avec l’ordre moral d’une société d’exploitation qui s’en accommode visiblement.

Quand Lévinas écrit que « dans la matérialité la plus brutale, la plus éhontée ou la plus prosaïque de l’apparition du féminin, ni son mystère, ni sa pudeur ne sont abolis », et quand il dit que « la profanation n’est pas une négation du mystère, mais l’une des relations possibles avec lui »8, il y a de quoi être embarrassé. Si le pire n’entame jamais l’humanité, alors n’est-ce pas toute critique qui disparaît ? Ne doit-on pas cautionner finalement tout et n’importe quoi du moment que « l’essentiel » demeurerait ? Et qu’est-ce donc que l’essentiel ? L’amour ? Le désir ? L’intégrité humaine de toute personne, fut-elle meurtrie, malmenée, torturée ? Évidemment pas. L’éthique incommode de Lévinas n’est pas évaluative et elle n’est pas relativiste. Cette éthique n’est pas davantage « relationnelle » (comme je l’ai lu quelque part). On ne saurait donc y trouver l’argument d’une sexualité de bon aloi, la preuve philosophique qu’il faut s’entendre et que l’individu différent doit être « reconnu » à « part entière ». Ce dont il faut faire le pari, ce n’est pas que tout va s’arranger. Ou que le plus grand désordre ne dérangerait pas un ordre fondamental. Ce n’est pas de relation qu’il s’agit mais de loi. Non pas d’une loi extérieure à l’humanité, mais de celle que cette humanité même vit dans un rapport à l’altérité comme extériorité. Si l’autre était cet autre personnage avec lequel je négocie une bonne entente, des rapports dignes et du cul convenable, il ne serait jamais l’autre. Lévinas encore : « Le pathétique de l’amour consiste dans une dualité insurmontable des êtres. C’est une relation avec ce qui se dérobe à jamais. ». Et puis cette phrase qui suit juste après : « La relation ne neutralise pas ipso facto l’altérité, mais la conserve. »9 En clair, la relation la plus sentimentale ou la plus « basique », n’arrive jamais à épuiser la distance qui sépare chacun de lui-même.

On débouche ici sur une tout autre question que celle du couple comme réunion aimable et arrangement négocié. C’est la singularité qu’il faut prendre en compte et non pas une communication volontaire entre êtres « libres » qui sauraient se respecter. La crétinerie du porno est sans doute intolérable : est-il bien nécessaire de plonger la tête de sa partenaire dans la cuvette tout en la prenant par derrière et de tirer la chasse d’eau au moment de l’éjaculation (comme l’a fait Rocco Siffredi dans l’une de ses productions) ? Toutefois, il ne faut pas se crisper sur ces images spectaculaires. Ce que le porno fait à la sexualité n’est pas réductible à quelques excès : fondamentalement il vise à faire du sexe ce qui pourrait nous débarrasser de l’inconnu. C’est cela sa performance. Et c’est cela qui est impossible. Devant l’image hallucinante, c’est encore la singularité et le tragique de la corporéité qui s’éprouvent.

1 – Patrick Baudry, La Pornographie et ses images, Paris, Armand Colin 1997, et Press-Pocket, 2001.
2 – Michela Marzano, La Pornographie ou l’épuisement du désir, Paris, Buchet & Chastel, 2003.
3 – Xavier Deleu, Le Consensus pornographique, Paris, Editions Mango-Document, 2002.
4 – Jean Baudrillard, De la séduction, Paris, Galilée, 1979.
5 – Patrick Baudry, Violences invisibles. Corps, monde urbain, singularité, Bègles, Editions du Passant, 2004.
6 – Eros n’attend pas qu’on « baisse un peu l’abat-jour » (voir Le Passant Ordinaire, n°49, La Nuit, juillet 2004, p. 34, N.D.L.R. Il est présent, sur un mode ambigu, dans toutes les pratiques ordinaires. Pas parce qu’on ne pense qu’à « ça », mais parce qu’il y a toujours de l’espace pour ce qui excède le « ça » dans la mesure même où la présence sexuelle de l’autre n’est pas réductible au rendez-vous de sa sexualité.
7 – Xavier Deleu, « La Pornographie comme esthétique du capitalisme », in X - Spéculations sur l’imaginaire et l’interdit, textes réunis par Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard et Roland Kaehr, Neuchâtel, Edition du Musée d’Ethnographie, 2003.
8 – Emmanuel Lévinas, Le Temps et l’autre, Paris, P.U.F, 1983, p. 79.
9 – Ibid., p. 78.

© 2000-2016 - Tous droits réservés
le Passant Ordinaire